Je ne donnerai que ce que j’ai, ni plus ni moins

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A quel point sommes-nous responsables des messages que véhiculent nos comportements ?

Cette question est l’une de celles qui me restent après lecture du livre Beautiful Boy : A Father’s Journey Through His Son’s Addiction. J’ai acheté ce livre il y a quelques jours et je l’ai littéralement dévoré. Comme je l’ai dit dans le dernier article publié sur Digressions, A bâtons rompus, « [David Sheff] raconte l’addiction de son fils à la drogue et l’enfer vécu par un père, une mère, un frère, une sœur, une famille dont le bonheur et l’équilibre finit par dépendre d’une chose sur laquelle ils n’ont aucune maîtrise : la sobriété de quelqu’un. »

Comme vous le savez certainement si vous me lisez fréquemment ou si vous regardez mes stories sur Instagram, je suis enceinte et je vis une grossesse assez particulière, pleine de questionnement tant sur la parentalité (le petit humain et moi) que sur ma position d’enfant (mes parents et moi). La question de fond est à quel point mes parents sont-ils responsables des blessures que je porte et à quel point serai-je responsable des blessures que portera le petit humain tout au long de sa vie ?

Lorsque je parle de blessure, je ne parle pas de blessures physiques mais émotionnelles, des comportements adoptés dans un souci de calquer ou de se protéger de sa réalité. J’en parle longuement dans A bâtons rompus, ou je dis ces mots : « Je suis une personne meurtrie à tellement de niveaux ! » Est-ce qu’il aurait été possible pour mes parents d’éviter certaines des choses qui m’ont affectée ? Sont-ils vraiment responsables de certains des poids que je porte ? Quelle part puis-je leur attribuer ? Dois-je les considérer comme responsables ? Sont-ils condamnables ? A quel point mon enfant est-il exposé à mes manquements ? Vais-je participer à un processus d’autodestruction de sa part ? A quel point serai-je coupable ? A quel point serai-je condamnable ?

Me plonger dans l’histoire de David Sheff qui voit son fils Nic sombrer dans la consommation d’une drogue dure qu’il est quasiment impossible d’abandonner (la méthamphétamine) malgré le cadre quasi idéal de vie qu’il a mis sur pied pour son développement est bouleversant. Dès son plus jeune âge, Nic fait montre d’un talent éblouissant dans les domaines de l’écriture et du théâtre. Fan de surf, de musique et de cinéma, il a les meilleures notes à l’école, ce qui pousse ses parents à se saigner pour lui payer une école secondaire privée afin qu’il puisse approfondir exprimer librement ses talents.

Nic est engagé pour des causes qui lui tiennent à cœur, se passionne pour le journalisme et la politique, a dès son plus jeune âge des points de vue tranchés sur des actes qu’il considère être injustes comme le traitement infligé aux homosexuels dans les années 1980/1990. Ses textes sont appréciés au point où il remporte des prix et certains de ses articles apparaissent dans Newsweek alors qu’il n’a pas encore 18 ans. L’article qui m’a le plus marquée est celui dans lequel il présente sa condition d’enfant de parents divorcés, sa vie entre deux avions suite à une décision de garde partagée et sa douleur et son déchirement entre deux maisons, deux systèmes de vie, deux univers qu’il aurait tant voulu n’être qu’un seul. Le texte est poignant.

Nic n’a jamais conquis ses rêves d’université. La drogue a eu raison de lui, et son père raconte l’histoire de son angle de vue à lui, l’angle de vue d’un homme qui a divorcé, s’est remarié à une femme qui aime Nic comme son propre enfant et qui en a fait 2 autres que Nic aime plus que tout, 2 enfants qui ne comprennent pas toujours la maladie dont souffre leur grand frère.

Mais ceci ne nous intéresse pas.

La question reste la même : malgré tous les sacrifices fait et un cadre de vie savamment élaboré, comment Nic a-t-il pu sombrer ? Cette question ne quitte pas David Sheff tout au long d’une histoire qui dure plus d’une vingtaine d’années (le livre, lui, compte moins de 400 pages). Est-il, en tant que parent, responsable de ce qu’est devenu son fils ? Son divorce d’avec la maman de Nic est-il à l’origine de sa volonté d’essayer la marijuana à l’adolescence, puis des drogues de plus en plus dures ? Le passé de David qui en a consommé lui aussi lorsqu’il était jeune est-il à l’origine du mal ? Aurait-il dû mentir à son enfant, lui brosser le tableau d’une jeunesse idéale afin que son fils ne copie pas son exemple ?

Cette dernière question m’intéresse particulièrement car le père du petit humain et moi en avons parlé un soir. Lui qui a eu une vie plutôt rangée m’a demandé ce que je dirai au petit de mon adolescence, de ma vie avant tout ce que vous savez de moi. Je n’irai pas dans les détails sordides, je dirai ceci : j’ai commencé à fumer à 11 ans, à boire à 12 ans, j’étais une alcoolique accomplie à 13 ans et j’ai arrêté d’aller à l’école de manière assidue à 14 ans. En réalité je n’y suis pas allée pendant 2 ans. Les boîtes de nuit étaient bien plus intéressantes. Je me souviens, dans un de mes bulletins (dont ma mère n’a jamais entendu parler), un professeur a marqué Jamais vue.

J’ai vécu des années dissipées, puis j’ai tout arrêté à 17 ans, après mon échec au probatoire, en classe de première. J’en parle dans l’article Se foutre du monde et avancer en chantant. J’ai dit stop à la cigarette et à la boisson. La seule chose qui m’est restée a été l’impossibilité de retourner à l’école de manière assidue. Il m’était impossible de rester enfermée dans une salle de classe toute une journée après des années de liberté. Alors je ne le faisais pas.

J’ai recommencé à aller en boîte à l’université. J’y allais, mais très honnêtement je n’y faisais rien du tout. Je ne buvais pas, je ne fumais pas, je ne dansais pas. Et je n’allais pas à l’école. Puis j’ai tout arrêté une fois de plus en 3e année. Au final, mes années de master sont les seules où je peux dire, après la classe de 4e, que je suis allée à l’école de manière assidue et consciencieuse.


Que dire au petit humain lorsqu’il me demandera quelle a été ma vie, ma jeunesse ?

Dans le livre, David Sheff dit ceci :

« Many drug counselors tell parents of my generation to lie to our children about our past drug use. It’s the same reason that it may backfire when famous athletes show up at school assemblies or on television and tell kids, “Man, don’t do this shit, I almost died”, and yet there they stand, diamonds and multimilliondollars salaries and cereal-box fame. The words: I barely survived. The message: I survived, thrived, and you can, too. Kids see that their parents turned out all right in spite of the drugs. »

David a mis sur pied un cadre idéal pour Nic, son fils, mais dans le souci de lui éviter des travers, a partagé avec lui son expérience des drogues douces et des drogues dures dont la méthamphétamine fait partie, même s’il n’y a touché qu’une seule fois. David Sheff est un auteur connu. Malgré son usage de drogues de manière répétitive sur une période plus ou moins longue, il a réussi sa vie tant professionnelle que familiale mis à part la situation de son fils. Les mots et le message n’étaient pas en accord.

Dans les articles Pardon, oui, mais à qui, pourquoi, comment ? et Je ne suis pas l’autre, l’autre n’est pas moi, je parle de ma relation avec mon petit frère, et l’effet que la vie dissipée que j’ai eue a plus ou moins eue sur lui. Mes mots n’ont pas eu grand effet. Mon exemple a été plus parlant, et donc plus influent. Aujourd’hui nous ne nous parlons plus, et la question qui m’a hantée jusqu’à ce que je décide qu’au final, chacun est responsable de sa vie, a été aurais-je dû avoir une vie différente afin de lui tracer à lui un chemin différent ?

Malgré cet exemple criard de vérité sur ma responsabilité dans certains des manquements de mon petit frère, j’ai vécu un contre-exemple encore plus fort que je ne peux taire. Ma mère a été le parent dont l’influence a été la plus forte dans ma vie, et elle n’a jamais fait montre d’une vie dissipée. Elle a certes eu une jeunesse, mais elle ne m’a jamais raconté ses nombreuses nuits en boîte afin de me mettre en garde. Je n’ai jamais été exposée à cela de sa part. Au contraire, quasiment tous ceux et celles autour de moi qui avaient le genre de vie que j’ai menée ont mal fini. Ma mère a tout fait pour que je cesse cette vie, des menaces à la bastonnade mais rien n’y a fait. J’ai arrêté de mon propre gré les deux fois où c’est arrivé (en réalité j’ai changé d’environnement, et donc de fréquentations).

Si David avait menti à Nic, la situation aurait-elle été différente ?

Étant donné l’exemple et le contre-exemple que j’ai personnellement vécus, je ne saurais répondre à cette question. Ce que je sais par contre lorsque je retourne à cette époque est qu’en tant qu’enfant, mes parents n’avaient aucun contrôle et n’auraient absolument rien pu faire pour que ma situation soit différente. C’était cool à l’époque, et il fallait être cool. C’était fun. C’était ma vie et je l’aimais comme ça. A 14 ans, un bâton de cigarette aux lèvres et un verre de Whisky Black à la main dans un snack bar miteux, je ne pensais pas à mes 33 ans, je ne pensais pas à qui je serais au moment où j’écris ces lignes. Je m’en foutais royalement.

Je voulais vivre ma vie cool, et j’élaborais des mensonges tellement crédibles que je passais entre les mailles du filet. Mes parents ne savaient quasiment rien de ma vie parallèle, si ce n’est que je sortais et que j’avais de mauvaises notes. Ils ne se doutaient pas de ce qui se passait en réalité. Ils ne savent rien des 2 viols que j’ai évité par la grâce de Dieu, du Ciel ou de la providence parce que j’étais totalement bourrée. Mes parents ne savent rien de cette époque de ma vie (et ils ne savent rien de Digressions, donc tout est parfait !), et mes frères n’ont en réalité que les grandes lignes. Sauf mon petit frère, qui a nettement plus de détails.

Ma famille ne sait rien de cette vie, et elle ne sait rien non plus des tourments qui m’y ont conduit, des tourments liés à mon histoire familiale dont je ne parlerai pas ici.

Je l’ai dit dans A bâtons rompus, « J’ai accepté aujourd’hui que tout parent meurtrit son enfant, qu’il le veuille ou non. Ça peut partir d’une chose très simple comme un verre cassé lors d’une crise de colère ou d’une chose très grave comme une fessée incontrôlée qui brise un bras ou une jambe. Ça peut même partir d’une addiction au coca ou au café. Tout dépendra de la manière dont l’enfant l’assimilera. »

Un acte posé par le parent pour une vie familiale meilleure peut marquer un enfant de manière négative et profonde. Dans le cas de Nic, lorsqu’on lit son article dans Newsweek, il peut s’agir du divorce de ses parents. Dans Mes parents, ces ratés !, je dis ceci : « Mes parents ont fait des choix de vie qui ont parfois été difficiles, voire incompréhensibles pour moi. Pourtant je ne leur en veux pas. Ça n’a pas toujours été le cas. Ma mère m’a dit une fois, alors que nous regardions un film, “Un parent malheureux ne fait pas un enfant heureux.” Cette croyance est profondément ancrée en elle, tout comme le fait qu’où qu’il soit et quelle qu’ait été la gravité de la situation, un enfant retrouve toujours le chemin vers son parent. Mon histoire de vie lui a donné raison.

Evoluer dans la vie avec cet enseignement maternel m’a permis de comprendre mes parents. Ça n’a pas été le cas durant mes jeunes années mais aujourd’hui, avec la maturité et les expériences que j’ai eues, j’ai compris que nous sommes humains avant d’être quoi que ce soit d’autre. Mes parents sont humains, et ils avaient le droit, et même le devoir de définir ce qu’était le bonheur pour eux, tant individuellement qu’ensemble. »

La question est : Nic aurait-il eu une meilleure vie, aurait-il été une personne meilleure si ses parents étaient restés ensemble et malheureux ? Aurait-il été plus équilibré dans un ménage où la mère pleure souvent et le père est parfois absent ? Ses parents ont choisi leur bonheur à eux pour le bonheur de leur enfant et oui, le divorce leur a permis de vivre une heureuse. Ils ont été heureux jusqu’à la descente aux enfers de Nic. Sont-ils donc coupables dans ce cas ? Sont-ils condamnables du choix qu’a fait leur fils, celui de tout laisser tomber pour pouvoir fumer sa méthamphétamine pour s’évader au point de faire une overdose ? Est-ce que quelque chose aurait pu permettre d’éviter cette situation ? Adolescent, Nic vouait un culte aux chanteurs qui usaient de drogues dures tels que Kurt Cobain ou encore les Rolling Stones. Artiste lui-même, ces exemples ont-ils pu le pousser à se droguer ?

Pour comprendre, David est devenu un spécialiste de l’addiction : il s’est informé et nous informe de manière extensive sur les effets de la méthamphétamine sur le cerveau et dans le corps, les véritables raisons pour lesquelles il est quasiment impossible d’arrêter, la quasi inutilité des cures de désintoxication (même pour les alcooliques, ce que Nic est aussi), et la quasi impossibilité d’éviter des rechutes.

Cette partie du livre qui s’étend sur une vingtaine de pages n’intéressera peut-être pas grand monde, mais elle m’a été d’une grande utilité. J’ai compris à la lecture des effets de l’addiction sur le cerveau que je suis parmi les chanceux : j’ai pu arrêter, et ce de mon propre gré. Après près de 5 ans d’alcoolisme, j’ai pu me lever un matin et dire ça suffit. 16 ans après, je n’ai pas touché une cigarette ou une goutte d’alcool. Je dois avouer qu’il m’arrive dans les super-marchés de lorgner des bouteilles d’Absolut Vodka, tellement elles sont belles, mais ça s’arrête là. Je ne bois plus et je ne fume plus, et par la grâce de Dieu, du Ciel ou de la providence, mes neurones et mes organes n’ont pas été affectés.

Après lecture, je suis également plus tolérante envers les alcooliques et les drogués. Ce n’est pas toujours qu’ils ne veulent pas arrêter. Ils ne peuvent tout simplement pas, même après des mois de sobriété. La substance toxique devient une part entière de leur fonctionnement, et ils sont prêts à tout pour l’avoir dans leur système : mensonge, vol, violence. Si vous avez un proche accro à quoi que ce soit de toxique, ne le dédouanez pas, mais ne vous dites pas « S’il l’avait vraiment voulu, il aurait arrêté pour moi/pour nous/pour lui-même. » Il ne se sent complet qu’avec ce truc dans le sang.


J’ai fermé ce livre avec une certitude : pour son enfant ou pour qui que ce soit d’autre, on ne peut faire plus que son possible et on ne peut donner plus que ce qu’on a. Parfois ça tourne bien, parfois ça tourne mal. Il arrive que des parents totalement irresponsables aient des enfants certes marqués, mais plus responsables que jamais. Dans le cas de David Sheff comme dans celui de ma mère, il arrive que des parents fassent tout leur possible pour que le cadre dans lequel grandissent leurs enfants soit irréprochable à plusieurs égards, mais l’enfant tourne mal.

David Sheff n’aurait pu éviter que Nic Sheff soit un drogué. Ma mère n’aurait pu éviter que je sois une alcoolique. On ne peut faire plus que son possible et on ne peut donner plus que ce qu’on a.

Nic Sheff a lui aussi écrit un livre (plusieurs livres en réalité) Tweak: Growing Up On Methamphetamines. Je compte l’acheter et le lire. Le point de vue de l’enfant m’intéresse au plus haut point. D’après le résumé du livre, « Nic Sheff was drunk for the first time at age eleven. In the years that followed, he would regularly smoke pot, do cocaine and Ecstasy, and develop addictions to crystal meth and heroin. Even so, he felt like he would always be able to quit and put his life together whenever he needed to. It took a violent relapse one summer in California to convince him otherwise. In a voice that is raw and honest, Nic spares no detail in telling us the compelling, heartbreaking, and true story of his relapse and the road to recovery. As we watch Nic plunge the mental and physical depths of drug addiction, he paints a picture for us of a person at odds with his past, with his family, with his substances, and with himself. »

Il est important pour moi de savoir quelle part de responsabilité Nic attribue à ses parents. Il est également important pour moi de savoir quelle part de responsabilité il est prêt à endosser dans son histoire personnelle.

Photo : Pixabay


PS : pour ceux que ça intéresserait, le livre de David Sheff est parti d’un article sur son désespoir face à son incapacité de sortir son fils de la drogue, article publié sur le New York Times et intitulé My Addicted Son. En 2018, le livre a fait l’objet d’un film dont il est possible de regarder l’extrait en français ici :


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