Les uns, les autres et les etc.

13 minutes

Je ne suis pas féministe.

Il y a quelque temps encore, je clamais ceci avec véhémence, mais aussi avec du dédain. Je souhaitais que tous ceux qui avaient des doutes ou qui pensaient que je l’étais cessent de m’associer à ce groupe aux revendications que je trouvais souvent ridicules, aussi partielles que partiales. Je ne comprenais pas le besoin de dissociation entre les hommes et les femmes et, fervente défenseuse des droits des citoyens que j’étais (et que je demeure), je préférais me concentrer sur les droits humains qui, eux, englobaient tout le monde sans aucune discrimination.


Mon amie Françoise est la première féministe réellement engagée et ouverte sur ses positions que j’ai côtoyée. Je lui ai demandé pourquoi tout ce tapage, pourquoi ne pas se focaliser sur les droits humains, pourquoi cette discrimination. Elle m’a demandé en retour pourquoi je préférais me focaliser sur les droits humains, ce à quoi j’ai répondu que les problèmes soulevés par les femmes sont souvent soit vides de pertinence, soit communs à tout le monde.

Je tiens à préciser que le féminisme sous mes yeux à l’époque était un féminisme de salon. Les « féministes » les plus en vue sur les réseaux sociaux et dans les débats sur la question ont des revendications qui se limitent aux tâches ménagères (si je fais le ménage il fait la vaisselle), à la possibilité de coucher avec qui on veut quand on veut, et au matraquage de toute personne de sexe féminin respectueuse de son compagnon et/ou à l’aise dans sa vie de « femme mariée/fiancée/engagée ». On est heureux avec un homme que si l’on se soumet. L’homme, même celui avec qui on passe ses nuits, est l’ennemi. Je ne mangeais pas de ce pain. Françoise et moi avons parlé du fait que je ne souffrais et n’avais jamais souffert de cette discrimination dont parlent les féministes, les vraies si j’ose dire, alors je ne me sentais pas concernée. Suite à cette déclaration, elle m’a ouvert les yeux sur une notion qui m’était inconnue : le privilège.


Je ne suis pas femme. Je l’ai dit de nombreuses fois, et je le répèterai autant qu’il le faudra. Après une discussion animée au bureau sur la question, je me suis demandé si je ne me mentais pas, si je ne suivais pas une mode, si au final mon corps ne faisait pas de moi qui je suis. Chaque fois que j’essaie de me dire la phrase « Je suis une femme », je n’y arrive pas. Bien que silencieux, mon monologue intérieur ne va pas plus loin que les 2 mots « Je suis ». Oui, je suis. Je suis moi, fière de moi, mais également de mon corps, de mes seins, de mes hanches, de mon vagin, de mon utérus, de tous ces éléments qui aux yeux des autres font de moi une femme mais qui ne représentent pour moi que les attributs d’un corps que j’habite et dont je prends soin parce qu’il est ma maison, un corps que je pare d’atours parce que j’aime le beau et ne peut vivre sans.

Je me sens incomprise, diminuée, méprisée par les autres, mais aussi par moi-même chaque fois que je suis dans une position de « femme ». La grossesse m’a mise à genoux. J’ai habité un corps handicapé, privé de son énergie et de sa mobilité pour insuffler la vie. J’ai habité un corps de femme et les séquelles me marquent à jamais. Le traumatisme m’est resté bien que la présence du petit humain lui donne un sens. Je ne suis pas femme et je ne veux pas l’être, c’est aussi simple que cela.


Il m’a fallu longtemps, bien longtemps pour comprendre que la possibilité que j’ai de vivre dans un espace-temps où je peux autant que faire se peut laisser libre court à mon ressenti ne tient qu’à un seul élément : le privilège.

J’ai eu du mal à me l’avouer mais je suis privilégiée sur de nombreux points. Dans le cadre de cet article, limitons-nous au fait que je sois agenre pour éviter de trop grandes digressions.

Comme je le disais, je suis privilégiée. Je n’ai pas été obligée d’arrêter mes études ou même de ne jamais aller à l’école parce que j’ai un vagin. Je n’ai pas été mariée de force parce qu’il était préférable pour moi d’être sous le joug d’un homme responsable qui saurait s’occuper de moi. Je n’ai jamais eu à prouver ma virginité ou ma capacité à être « bonne au lit ». Je n’ai jamais été sexuellement harcelée parce que jusqu’ici j’ai eu le privilège de ne pas évoluer dans des environnements où c’est la norme.

J’ai le privilège de vivre cette vie-là, et j’ai également celui de limiter mes combats à la réclamation d’avantages pour les privilégiés. Je ne m’en rendais pas compte, mais c’était l’un des fondements de ma « carrière d’activiste ». Mes expériences étaient le point zéro de mes revendications, et il fallait aller plus loin, considérant plus inconsciemment que consciemment que tout le monde était déjà au même niveau que moi.

Afin que vous compreniez mieux ce dont je parle, j’évoquerai ici le livre It’s not about the Burqa dont j’ai longuement parlé dans l’article La culture, bien plus puissante que la religion, et qui est une collection d’essais de femmes portant le voile, activistes engagées dans la lutte pour le port ou non du voile (je tiens à préciser que ceci est l’explication la plus simplifiée de leur combat), mais aussi féministes farouches. Ce livre ne m’a pas seulement ouvert les yeux sur l’existence de féminismes plutôt que d’un féminisme. Il m’a également permis de réaliser que globaliser un combat c’est se battre uniquement pour celui qui a le plus de privilèges. Globaliser un combat c’est museler le moins privilégié, littéralement l’occulter.

Prenons l’exemple du féminisme selon la femme blanche. Elle n’en est plus au point où elle est susceptible d’être mariée de force ou chassée du village parce qu’elle a ses règles. Son féminisme est axé vers l’égalité salariale et le congé de paternité pour être assistée par son conjoint après son accouchement parce que, dans sa réalité, un conjoint assiste sa conjointe et les règles ne sont rien d’autre qu’une banalité. Globaliser le féminisme serait occulter toutes celles qui se battent pour avoir le droit de travailler ou d’agir librement sans l’aval écrit et signé de leur père, de leur frère ou de leur conjoint. Pourquoi ? Parce qu’on considérera qu’on n’en est plus là, qu’il ne faudrait pas ramener les plus évolués vers des réalités moyenâgeuses. Ceux qui vivent ces réalités antiques n’auront d’autre choix que se taire et regarder les privilégiés avoir gain de cause et creuser toujours plus le fossé entre eux.


En tant que privilégiée, il y a beaucoup de réalités dont je n’ai eu conscience que très tard. Ma première rencontre avec la pauvreté a par exemple été brutale. J’avais 15 ans et, pour me punir de mon comportement exécrable, j’ai été envoyée dans un lycée public. Je n’arrivais pas à comprendre que certaines personnes n’avaient jamais pris l’avion ou n’étaient jamais allés dans certains endroits considérés comme huppés.

Je me souviens d’une fois où, avec des camarades de classe et amies, nous avions fait l’école buissonnière et étions allées nous promener au marché central (endroit exotique pour moi à l’époque). Nous nous sommes arrêtées devant l’étalage d’une dame qui vendait les beignets et l’une d’entre nous nous a dit d’en manger autant que nous le souhaitions. Après nous être gavées de beignets et de ndjindja (boisson de gingembre) il a été temps pour nous de partir. J’ai été la seule à m’inquiéter du paiement. Mon amie m’a dit « Non, ne te dérange pas, c’est ma mère ! ».

Ce jour est celui où j’ai réalisé que les vendeurs au marché sont de vraies personnes avec de vraies vies et de vraies familles. Ils n’étaient pas que des gens supposés me fournir ce dont j’avais besoin quand j’en avais besoin. La mère de mon amie était vendeuse au marché. Des gens vivaient vraiment dans ces conditions. Je vous épargne mon étonnement lorsque j’ai appris que cette même amie s’occupait de la fille de sa petite sœur qu’elle avait eue à 12 ans. Elle vendait des sucettes (je ne sais comment expliquer le concept) pour pouvoir la nourrir.

Oui, les privilèges ça fait ça aussi. On n’a aucune conscience qu’un monde existe en dehors du nôtre, si ce n’est le monde de ceux qui ont plus de privilèges que nous, parce qu’on tend à évoluer dans leur milieu. J’ai appris l’existence de la pauvreté à 15 ans et je peux vous assurer que ma vie d’adolescente a été à jamais changée.


Il y a longtemps que je n’ai pas été accrochée à un livre au point de le lire en une journée. Munyal, les larmes de la patience de Djaili Amadou Amal est mon tout dernier coup de cœur. Ce livre m’a autant ravie que dégoutée. J’ai été ravie d’être introduite dans l’intimité peule camerounaise qui, généralement, est chasse gardée. J’ai été dégoutée d’avoir été introduite dans un mode abject et sans aucune empathie, aucun… cœur.

Je pense que ce qui m’a le plus touchée est le fait que l’intrigue se passe au Cameroun. A quelques kilomètres de l’endroit où j’ai vécu ma vie loin d’un certain type de tourments, d’autres vivent un enfer quotidien depuis la nuit des temps. L’histoire racontée par Amadou Amal est une fiction vraie en ce sens que même si les personnages sont fictifs, l’histoire reste réelle parce que vécue par de nombreuses femmes au quotidien.

J’ai été outrée de voir un père refuser la main de sa fille à celui qu’elle aime pour la donner à un homme plus riche, un partenaire d’affaires de son frère. J’ai été peinée de voir la première épouse de ce monsieur nourrir une haine farouche envers cette co-épouse mariée de force qui lui a été imposée. Elle a dit ne pas détester cette femme, mais haïr la co-épouse qu’elle était.  J’ai été triste de voir une jeune fille à l’avenir prometteur mariée à son cousin violent et violeur pour lui assurer un certain respect au sein de la communauté, respect qu’il avait perdu en raison de son comportement de voyou. J’ai été dévastée lorsque cette jeune fille calme et douce a perdu la raison à cause de la peur perpétuelle et la grande humiliation dans laquelle elle vivait.

Vous me direz que ce sont des histoires courantes, qu’on les entend tous les jours. Je suis de ceux qui pensent qu’il y a une grande différence entre écouter l’histoire de quelqu’un et la vivre. Djalili Amadou Amal m’a fait habiter le corps de 2 jeunes filles mariées de force qui ont été littéralement foutues hors de la maison parentale parce qu’elles salissaient la réputation de la famille en pleurant le jour de leur mariage, suppliant leur père de faire pour une fois, une seule, preuve d’amour pour elles.

Voir une mère encourager sa fille à vivre les mêmes horreurs qu’elle parce qu’il n’y a pas d’autre issue dans sa réalité est poignant. Ne pas pouvoir défendre son enfant parce qu’on n’a pas voix au chapitre. Ne pas oser pleurer alors que notre enfant nous supplie de faire preuve de clémence et d’amour. Lui dire des mots durs parce qu’on ne peut rien faire pour elle alors on a intérêt à l’endurcir, la contraindre à accepter son sort parce que, compte tenu de son vagin, de ses seins et de tout ce qui fait d’elle une femme, elle n’est pas de la catégorie de ceux qui ont le choix. Chasser sa fille de chez soi alors qu’elle vient en pleurant nous dire que son mari est enfermé avec une autre dans la chambre conjugale parce qu’on n’accuse pas un mari, on l’honore quel que soit son comportement.

Les privilèges qui régissent ma vie me laissaient penser que tout ceci était plausible, mais c’était tellement loin de ma réalité qu’au final ça ne comptait pas vraiment. Durant toute la lecture du livre je me suis indignée. J’ai vu la construction familiale, et surtout sociale qui abrite et perpétue les violences tant physiques que morales envers les moins privilégiés. La sacralité de la famille interdit le refus à notre frère qui promet en mariage notre fille déjà fiancée à un autre parce qu’il est plus riche que nous et que sa voix porte donc plus loin. La honte imposée à la famille de la mariée qui se rebelle pousse cette famille à lui rappeler partout et tout le temps que son malheur doit être accepté, et ce le sourire aux lèvres, pour que personne n’ait à redire. Il faut éviter la honte. A tout prix. Alors il faut faire preuve de patience. Munyal. Patience.

Pour en revenir à ce que je disais précédemment, comment le féminisme globalisé peut-il intégrer des réalités aussi barbares alors que nous ne sommes plus supposés en être là ?


Je ne suis toujours pas féministe.

Aujourd’hui je le dis avec un sourire en coin, me demandant si la ou les personnes en face, qu’elles soient féministes ou non, savent ce qu’est le féminisme et tiennent compte de la majorité des réalités autour. Il en va de même pour tous les autres combats que j’ai eu à mener. Aujourd’hui j’écoute, je souris, je secoue la tête et je me dis que nous avons tous encore tellement de chemin à faire.

Photo : Anete Lusina


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13 comments
  1. J’ai été touchée à plus d’un titre par tes mots parce que je suis féministe. Et priviligiée aussi. Mais tout en étant priviligié j’ai senti la douleur des moins priviligiés et c’est pour eux, comme pour moi, que je suis féministe. Je pense que l’un n’empêche pas l’autre. Mélinda Gates n’a pas les même problèmes que nous mais ça ne l’empêche pas d’oeuvrer pour l’éducation des jeunes filles les plus pauvres à l’autre bout du monde. L’un n’empêche pas l’autre.

  2. Je n’ai jamais osé me proclamer féministe personnellement même si dans mon entourage on m’appelle la féministe. J’ai toujours refusé ce nom car j’ai l’impression d’être une imposture en m’affirmant comme telle. Je suis privilégiée à beaucoup de nivaux et parfois il m’arrive de fermer les yeux devant certaines injustices. Merci merci merci ! À partir d’aujourd’hui, j’aurais plus le courage d’affirmer que je ne suis pas féministe et surtout les raisons que je n’arrivais pas à formuler.

  3. Comme Marie Noëlle l’a souligné : l’un n’empêche pas l’autre. C’est grâce à des femmes qui ont accepté lutter pour la cause des femmes que nous aujourd’hui pouvond aller à l’école, bosser, exiger le même salaire qu’un homme pour le même poste avec le même niveau d’éducation et bien d’autres.
    Toutefois, il faut pas qu’on n’oublie que les réalités de certaines ricaines ne sont pas celles de certaines Africaines.
    Je suis tout aussi privilégiée que MN et Toi. Et si demander qu’il n’y ait plus d’excision, de mariage forcé, etc c’est être féministe, ou peut importe comment ils voudront l’appeler, beh appelez-moi féministe. D’abord je suis la présidente des rebelles pour la justice dans le monde, dans les villes et encore dans les villages.
    Comme dans chaque combat, il y a des imposteurs, it is what it is. Quel plaisir de te relire <3.

  4. Très contente de te lire Befoune, à croire que tu as puisé ce sujet de mon esprit. J’y pense tellement depuis un bout de temps, personnellement j’ai vraiment du mal à me déclarer comme étant féministe alors que je le suis jusqu’à la moelle. Mon problème c’est juste le fait de m’enfermer dans une case ou dans un groupe qui me de dérange. Je suis également très privilégiée, et il a fallu que je choisisse le métier dz sage-femme pour tutoyer la réalité de la majorité des femmes. Le jour où j’ai découvert qu’une femme a elle seule peut faire a jusqu’à 20 enfants dans des conditions très précaires et n’a même pas le droit de z limiter ni d’espacer les naissances m, j’étais tombée du haut. J’ai été jusqu’à présent traumatisée par tout ce que j’ai pu voir de la situation des femmes à travers mon métier. Je suis une fervente défenseuse des droits de la femme, je ne cautionne pas du tout l’injustice sociale. Mais j’ai toujours du mal à m’enfermer dans un groupe. Je préfère être libre de toute identification concernant mes combats

  5. Mon premier commentaire sur le blog de Befoune.
    J’ai eu le sourire en coin en te lisant. Je suis féministe et je m’en réclame (ça tu le sais). Et comme Marie Noelle , toi et d’autres qui vont pouvoir lire ceci, je suis privilégiée. Il m’est arrivé d’en perdre certains puis de les récupérer et d’en acquérir d’autres avec le temps. Le plus important pour moi aujourd’hui n’est pas qui se réclame de la lutte ou pas, c’est qui fait quoi pour que les moins privilégiés et ceux qui en ont besoin sachent qu’il y a une autre manière de vivre plus humaine, plus inclusive et plus juste.

  6. Pendant longtemps j’ai affirmé ne pas être féministe alors que je le suis. Je l’ai toujours été d’aussi loin que je me souvienne. Les privilèges voilà le mot. Tu as mis le doigt là où ça fait mal. Tu es privilégiée. Je le suis. Mais je suis presque sûre que si un autre événement ou une autre personne te secoue comme cette discussion avec ton amie l’a fait, tu te rendras compte que tu n’as pas été totalement épargnée de ces iniquités et injustices qui fondent le combat contre le féminisme. Contente que tu aies une meilleure compréhension

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