Errer pour se retrouver

7 minutes

J’ai perdu ma maison.

J’ai fait un rêve la nuit dernière. Ma sœur et moi vivions chacune dans une maison, l’une en face de l’autre. La mienne était petite et n’avait qu’une fenêtre sur la façade avant. La sienne était plus grande, avec une grande et une petite fenêtre sur cette même façade.

Ma sœur devait aller en voyage, alors je suis allée la voir de bon matin. Elle faisait du repassage. Les enfants n’étaient pas encore levés. Elle était occupée et je ne voulais pas la déranger, alors je lui ai dit que je reviendrais la voir avant son départ, avant 10 heures.

Je suis sortie de sa maison. Je devais aller je ne sais où, et consciente de mon pauvre sens de l’orientation, je me suis dit qu’il ne fallait absolument pas que je me perde. Alors j’ai mémorisé tout ce qu’il y avait sur sa véranda, puis tout ce qu’il y avait sur la mienne. Et je suis partie.

Sauf que je n’ai pas pu me retrouver.

J’ai perdu ma maison.

10 heures est passé, je n’ai pas revu ma sœur. Je ne le pouvais pas. J’étais perdue. J’ai fait des aller-retour sur une très longue rue pendant des heures, ne reconnaissant aucune des façades des maisons que je voyais. Je n’ai retrouvé ni la mienne, ni la sienne. J’ai marché jusqu’à la nuit tombée. J’ai marché toute la nuit. J’ai marché jusqu’au lever du soleil. J’ai marché toute la journée. Ce n’est qu’au milieu de la nuit du lendemain que j’ai pu retrouver le chemin. Je n’étais pas sur la bonne rue. Je m’étais trompée au niveau d’un tournant.

Un seul tournant.

Il n’avait pas fallu plus d’un tournant pour que je perde ma famille, et surtout ma maison.


Je l’ai dit dans le dernier article, Abîmée, je suis… que je ne vais pas très bien ces derniers temps. Beaucoup de choses sont remises en questions, nombre de mes convictions sont terrassées à leur base. Une restructuration complète de mon mode de vie s’opère, et je suis épuisée tant émotionnellement que physiquement.

Sauf que je ne suis pas triste. Je ne suis pas déprimée. J’ai pleuré, je l’ai dit. Beaucoup. Vous savez tous à quel point j’ai travaillé dur pour me retrouver où je suis, quel que soit le domaine. Alors, tout voir s’en aller a été un choc. Un énorme choc. Un terrible choc. Je ne suis pas triste. Je ne suis plus là, tout simplement.

Je m’en suis aperçue hier, avant de faire ce rêve. J’ai eu une discussion avec une amie, et voici à peu près ce qui s’est dit :

-Comment vas-tu ?

-Je ne sais pas.

-Tu tiens le coup ?

-Je ne sais pas trop.

-Tu t’adaptes à la situation ?

-Non, mais je l’accepte telle qu’elle est.

-Pour toi ou pour les autres ?

-Parce qu’elle est comme elle est.

-Comment ça se passe ces derniers jours ?

-Je ne sais pas trop. Je ne veux pas sortir de mon lit. Je me force à tout faire. J’arrive à faire bonne figure, je ne ressens pas de tristesse, mais je ne veux rien. Je veux juste être dans mon lit. Je ne vais quasiment plus au boulot, je fais tout de mon lit. Je ne veux rien d’autre que rester dans mon lit.


Je me suis réveillée après mon rêve, au milieu de la nuit. Je suis restée éveillée longtemps. J’avais enfin compris la situation. J’avais enfin compris ce qui n’allait pas ces derniers jours, pourquoi je n’avais envie de ne rien faire d’autre que l’autruche, la tête sous l’oreiller, bien plus douillet que du sable, mais tout aussi dévastateur.

Je me défaisais, une décision après l’autre.

Dans mon rêve, chaque pas fait m’éloignait de ma maison. Dans la réalité, chaque décision prise dans ma maison m’éloignait de qui j’étais, de qui je voulais être.

Ma maison est en désordre. Je n’aurais jamais cru que j’aurais pu écrire ou dire une chose pareille. Le désordre dans ma maison. Le summum de l’horreur. Ce désordre est venu progressivement, une décision après l’autre.

Je rangerai les plats lavés plus tard.

Je sortirai les poubelles plus tard.

Je balaierai plus tard.

Je ferai la lessive plus tard.

Je changerai les draps plus tard.

Je rangerai les armoires plus tard.

Je rangerai les chaussures plus tard.

Je nettoierai plus tard.

De plus tard en plus tard, j’ai perdu ma maison. L’ordre dans ma maison est proportionnel à l’ordre dans ma tête, qui a son tour est proportionnel à l’ordre dans ma vie. Rien n’est fait comme il faut. Absolument rien. J’ai commencé un livre sans avoir terminé le précédent. Pourtant il ne reste qu’une trentaine de pages. J’ai des tonnes de mails restés sans réponse. Des tonnes d’appels utiles et importants jamais rendus. Des rendez-vous manqués sans aucun scrupule. Des promesses pas tenues. Tout est à l’abandon. Je suis à l’abandon, et me perdre dans un rêve m’a permis de le comprendre.

J’aurais préféré être en chantier plutôt qu’en ruines.

Je me laisse aller en ruines. Tout est négligé, de l’important au trivial. Rien n’est fait comme il faut. Et oui, j’ai perdu ma maison, mon refuge. J’ai négligé l’un des seuls biotopes dans lesquels je navigue sans aucune peur, sans aucune appréhension. Je ne vis plus chez moi. J’y survis, entourée de choses qui ne devraient pas être là ou qui ne sont pas à leur place.

Une décision après l’autre, de plus tard en plus tard, je défais des habitudes salvatrices, un quotidien régulé, un rythme dont la cadence me maintient en équilibre. Je me suis énervée au point de claquer le placard d’une armoire. Deux fois de suite. Je ne m’énerve pas. Je relativise. Je cherche la logique derrière ce qui se passe. Je n’accuse pas le monde ou les autres de mes maux. Je ne m’énerve pas. Je cherche des solutions pour me sortir du désagrément. Sauf que je marche sur un fil, prête à tomber à tout moment. Alors je ne réfléchis pas. Je prends tout de plein fouet. Je m’énerve, et je claque les placards des armoires.

Il m’a fallu un rêve pour revenir à la raison. J’en remercie le ciel, la nature, la providence.

Je l’ai dit dans l’article Famille et communication : shut up !, il faut mettre les mots sur un mal pour le reconnaître et l’accepter, mais aussi pour prendre les mesures nécessaires pour le soigner. Un pas après l’autre, je me suis éloignée de ma maison. Une décision après l’autre, je me suis perdue.


Ce matin est le premier depuis des lustres où je me suis réveillée le sourire aux lèvres, heureuse de planifier la journée qui se profilait. Je n’avais pas connu ce sentiment depuis longtemps. Je vivais au gré du vent, mais aussi des autres. Je ne voulais rien, alors je faisais ce qu’ils voulaient, eux.

Ce matin m’est venue l’envie d’écrire. Une envie perdue depuis des semaines. Je me suis promis de rédiger 4 articles par semaine ce mois-ci, mais je n’ai pas réussi. J’étais trop secouée pour. Et surtout, je n’avais rien de cohérent, de constructif et d’utile à dire la plupart du temps. J’ai le sentiment que ça changera.

Ce matin la nécessité de tout remettre en ordre me démange. Nettoyer. Balayer. Récurer. Répondre à mes mails. Appeler ces personnes qui sont sans nouvelles depuis des jours. Crier au monde que je suis en vie et je le resterai. Ce matin, grâce à un rêve et des paroles apaisantes tout au long de la nuit, je me vois telle que je suis : une ruine qui devient chantier.

Photo : Alec Jackson


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9 comments
  1. « Ce matin, grâce à un rêve et des paroles apaisantes tout au long de la nuit, je me vois telle que je suis : une ruine qui devient chantier.  » Je te souhaite que ce chantier évolue le plus naturellement possible pour ton bonheur.

  2. Parfois il faut prendre du temps pour soi, embrasser le seul désordre qui fait sens, accueillir le trouble, l’accepter, l’apprivoiser, embrasser son chaos, ses imperfections, accepter de se perdre pour se re-trouver… Se relever, continuer, reprendre le cycle encore et encore.

    Merci de partager ta vulnérabilité , tes moments de doutes, de quêtes de soi, de vérité, de sens. Merci de partager tes remises en question constantes qui nous rappelle que tout est chemin et jamais arrivé . Continue d’écrire, cela nous parle plus que tu ne penses.

  3. Le desordre reste un element essentiel à une étape. Permettre de voir ou revoir le fond nous permet de mieux refaire les choses. Nous permets de revoir certains parametres, certaines conceptions. Force à toi dans cette reconstruction…

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