Ta peur à toi qui me change moi

12 minutes

« Parce que j’ai l’impression que t’as peur en fait.

Tu sais… j’ai l’impression que t’as peur que ton monde change.

T’as peur que je te change, alors tu veux me changer en premier. »

Fary

 


Avez-vous déjà vécu dans un environnement entouré de gens dans une réalité qui ne vous convient plus ? Avez-vous déjà essayé de changer quelque chose, une chose minime mais qui présage consciemment ou inconsciemment quelque chose de plus grand ? Que s’est-il passé ? Quelles réactions ont eu les personnes qui vous entourent ?

Lorsque j’ai décidé que je valais mieux que ce qui m’était attribué et encore mieux que ce que je m’attribuais, j’ai changé quelque chose. Quelque chose de minime. Je n’avais pas grande confiance en moi et j’avais une grande, mais alors très grande peur de la réaction de mon entourage. Je n’avais pas le courage d’en faire davantage, alors j’ai changé cette toute petite chose.

J’ai changé ma manière de dresser mon lit.

Mon père m’a appris à dresser un lit. Il m’a également appris à tenir une pelle pour ramasser la poussière une fois le balai passé ou encore à peler l’ail, mais ça c’est une toute autre histoire. Donc, mon père m’a appris à dresser un lit, et j’étais réputé à la maison pour cet art. Symétrie quasi parfaite, aucun pli. Je dressais le lit de mes parents et de certains de mes aînés quand je voulais leur faire plaisir.

Je n’avais pourtant jamais osé dresser mon lit de la même manière. J’étendais un drap, je l’enfilais sous le matelas, et le drap qui me servait de couverture était plié et rangé sous mon oreiller. L’art du dressage de lit que je maîtrisais ne semblait pas m’être destiné. Même lorsque j’ai (enfin) eu une chambre à moi, le dressage de mon lit est resté spartiate.

Ce n’est qu’une fois à l’université alors que je vivais toute seule que j’ai osé dresser mon lit comme je savais le faire. J’entrais toute seule dans un nouveau monde. Je pouvais me redéfinir et être qui je voulais, comme je voulais. Pendant plus de 5 années, mon lit a été dressé avec minutie. Il était parfois tellement bien dressé que je préférais faire des siestes sur le tapis plutôt que de faire le moindre pli sur le lit.

Après l’université je suis rentrée vivre en famille et de manière totalement inconsciente et malgré plus de 5 années de routine, j’ai repris le dressage spartiate. Je suis redevenue « moi d’avant » et j’ai repris cette place qui m’étais attribuée et dont je semblais ne pouvoir me défaire. Je continuais pourtant de dresser le lit des autres avec art, et parfois même les lits de mes cadets. Ils semblaient y avoir plus droit que moi.

Ce jour-là a été l’une des nombreuses conclusions d’années de réflexion et de mois d’auto-persuasion. Je me devais de m’offrir mieux que ce qui m’était proposé, et surtout mieux que cette part minable de la vie, de ma vie que je m’attribuais. Le lit en réalité n’était pas le point central de la réflexion. Il n’a été rien d’autre que sa matérialisation. Je vivais pratiquement dans ma chambre et je souhaitais m’offrir un cadre plus en phase avec celle que je souhaitais voire éclore.

Une fois le lit dressé, je l’ai observé. La première chose qui m’est venue à l’esprit a été « Mais que vont penser les autres ? Je ferais mieux de défaire tout cela… Au final peut-être qu’il vaut mieux que je continue de dresser mon lit comme avant. Si je le défais là, tout de suite, personne ne s’en rendra compte, personne ne saura que j’ai fait ça. Ils ne sauront pas, c’est tout ce qui compte ! ».

Je me suis précipitée vers le lit pour le défaire, puis je me suis dit « Vas-y, défais-le, et continue d’être le paillasson du coin, celle qui passe et se fait passer après tout le monde. Un simple lit. Tu n’as pas le courage de te permettre de dormir dans un lit que tu as pris soin de bien dresser. Défais-le et reste à ce niveau toute ta vie ! »

J’avais 27 ans.

Je n’ai pas défait mon lit et, le cœur battant la chamade, j’ai prié pour que personne n’ouvre la porte de ma chambre, pour que personne ne voit ce lit dressé différemment. Dressé avec style.

L’action était minime, mais son implication était trop grande.


J’ai récolté de nombreuses moqueries ce jour-là. Vous savez, ces phrases qu’on vous jette en passant et qu’on n’oublie 4 secondes après les avoir dites mais qui vous reste, vous, toute une vie ? Ces phrases qui vous font mal mais que vous ne pouvez relever parce qu’on vous dira que vous êtes susceptibles, que vous ne comprenez pas l’humour, que vous prenez tout au sérieux alors qu’on « blaguait seulement » ? Je me suis retrouvée dans un de ces moments où prendre ma défense aurait fait des autres des victimes à leurs propres yeux.

Vous connaissez ces moments-là ? Vous les connaissez certainement.

Le poids ressenti ne vient pas forcément de l’assemblage des mots parce que lui ne porte aucune signification particulière pris dans un sens littéral. Le ton. L’intonation. La moquerie qui n’est pas portée par les mots, mais par… par ce petit rire ou sourire, par ce haussement de sourcils ou d’épaules, par… ces choses qu’on ne saurait retranscrire et qu’on ne saurait donc soulever.

Le dialogue semblait calme mais le combat était réel.

– Tu as dressé ton lit !

– Oui.

– C’est bien ça !

Ces mots en eux-mêmes ne veulent rien dire. La véritable discussion est au niveau des sous-entendus.

– Tu as dressé ton lit comme si tu étais quelqu’un d’important.

– Oui, je suis quelqu’un d’important à mes yeux.

– C’est bien, crois-le si ça peut te soulager !

Devenir une personne importante dans ce contexte c’était changer des dynamiques et créer des malaises. C’était ne plus être au service des autres, ne plus les faire passer avant. C’était me mettre à leur niveau et réclamer d’être traitée comme tel.

Vous-êtes vous déjà demandé pourquoi est-ce que dans les séries camerounaises  ou les films nigérians de l’époque certaines maîtresses de maison pètent un câble lorsque la femme de ménage boit de l’eau dans un « verre cassable » plutôt que dans un gobelet en plastique ou en inox ? Ce n’est pas tant le fait de boire de l’eau dans un verre qui est le problème. C’est le sous-entendu que décide de percevoir l’employeur : je suis au même niveau que toi, ne me traite pas comme un/une inférieur(e).

Le combat sous-jacent à propos du lit était pareil.

Tout a été fait pour me convaincre de continuer à dresser mon lit de manière spartiate. Des siestes sur mon lit bien dressé alors qu’on a son propre lit juste pour m’énerver, des jeux organisés dans ma chambre juste pour y installer du désordre…

Le plus drôle est que tout cela n’est pas fait de manière forcément consciente, alors la victimisation n’est jamais loin lorsqu’on relève le mauvais comportement.


J’avais oublié tout cela. J’avais oublié que le processus du déchaînement de l’humain en moi et de la valorisation de son identité a commencé entre autres par la manière de dresser mon lit. Je m’en suis souvenue ce matin alors que j’écoutais Faciès de Fary sur Colors. Il s’agissait de racisme, mais ces paroles au début de l’article m’ont interpellée.

J’ai l’habitude de dire que les problèmes du monde jugés grands ou très importants n’annulent pas les miens.  Tout problème est un problème, et toute manifestation d’un comportement réducteur, qu’elle soit à  grande ou à petite échelle, reste une manifestation d’un comportement réducteur. Fary parle de racisme, je parle de piétinement de ma personne. En quoi est-ce que c’est différent lorsque le fait d’en parler donne naissance au même type de douleur, à cette même sensation de mépris ?

Mais ne digressons pas.


« T’as peur que je te change, alors tu veux me changer en premier. »

Cette phrase est celle qui a le plus résonné en moi. Tu as peur que je te change alors tu veux me changer en premier. Je vous ai demandé au début de l’article quelles ont été les réactions reçues lorsque vous avez procédé à un changement, minime ou non, qui laissait percevoir une transformation dans la manière dont vous vous considérez en tant que personne ?

On fait très souvent face à un mur. Soit le changement n’est pas validé (l’autre refuse d’accepter son existence), soit il est diminué (l’autre s’en moque pour que vous reveniez sur vos pas). J’ai appris après des années de douleur et de questionnement que bien qu’il m’était infligé, ce comportement n’avait absolument rien à voir avec moi. Comme le dit si bien Fary, l’autre en face a peur de l’implication de mon changement pour sa réalité, imaginaire ou non.

Mon changement entraîne son changement, qu’il le veuille ou pas, et c’est ce qu’il souhaite éviter. Autant je me bats pour un meilleur espace pour moi, autant il se bat pour un espace qu’il estime meilleur pour lui dans l’état dans lequel il est. Mon but est de me changer moi afin de devenir qui je veux être, son but à lui est de me changer moi afin que je reste qui il souhaite que je sois.

N’est-ce pas drôle ? 

Je vous ai parlé de mon lit, mais ça ne s’est pas arrêté là. Tout y est passé. Mes cheveux naturels. Mon attachement au jean. Mon refus du maquillage. Mon envie d’offrir un cadre différent à mon enfant. Mon amour pour l’écriture. Mon rééquilibrage alimentaire…

Tout.


Il y a quelques jours je discutais avec J. Il était question à la base de recueillir ses attentes par rapport à l’atelier d’écriture car elle y participe. Nous nous sommes retrouvées à parler pendant 2 heures de temps de l’incompréhension de l’entourage lorsqu’on est « différent ». Je mets le mot entre parenthèses car en réalité on n’est pas différent. On est qui on doit être, c’est-à-dire nous et non l’autre, mais cela semble difficilement acceptable.

Nous avons échangé nos expériences ainsi que nos perceptions des dynamiques sociales et nous en sommes arrivées à la conclusion selon laquelle le problème n’est pas qui nous sommes. Le problème est la manière dont l’autre se perçoit et le questionnement que nous faisons naître en lui en étant nous.

L’employeur qui refuse que son employé ait une estime de sa personne est un exemple intéressant. Si on part sur la base de l’estime de soi, certains se définissent par leurs bien matériels et estiment qu’ils lui confèrent une certaine position dans la société, une position que toute personne moins nantie ne peut avoir. Se retrouver face à quelqu’un qui possède moins qu’eux et qui s’aime et se valorise dans cette position questionne la réalité selon laquelle ils sont supérieurs parce qu’ils ont des biens matériels.

Je (re)lis en ce moment Sapiens : A Brief Story of Human Kind de Yuval Noah Harari. Si vous me lisez ou me suivez depuis longtemps, alors vous savez mon amour, mon respect et mon admiration tant pour ce livre que pour son auteur. L’ouvrage est à mes yeux la Bible des dynamiques sociales.  Yuval Noah y parle entre autres de l’attachement des humains à l’imaginaire, et de la place de cet imaginaire dans la cohésion sociale.

Les classes sociales ne sont pas quelque chose de biologique chez l’humain. Elles ont été créées et solidifiées pour maintenir un certain ordre social. Bien que s’en défaire serait bénéfique pour la majorité, cette action briserait ce qui est pour nous aujourd’hui un équilibre. Bien que nous sachions tous l’amélioration de la qualité de vie des masses que provoquerait un rééquilibre des richesses, personne n’est prêt à céder son terrain pour qu’un moins nanti s’y installe. 

L’équilibre passe avant le bien-être de l’autre.

Je l’ai dit précédemment, quelle que soit son ampleur, tout problème reste un problème. A la fin de la journée, les causes et les conséquences sont les mêmes, bien qu’à des degrés différents.

Qu’il s’agisse de ma manière de dresser mon lit, mon affirmation de ma personne, le racisme ou la pauvreté, le souci dans chacun des cas présentés est le même : l’équilibre de celui qui est « à l’aise » prime sur le bien-être de celui qui veut pour lui-même une meilleure situation. 

Je réfléchis depuis plus de 5 minutes à une fin pour cet article et je n’en ai aucune. Je n’ai absolument plus rien à dire sur le sujet pour le moment, et je ne voudrais pas qu’un paragraphe décalé « brise l’équilibre » de mon texte. Sur ce… regardez ce magnifique slam de Fary intitulé Faciès.

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Photo : Godisable Jacob


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2 comments
  1. J’ai vécu moi même ce que tu décris, notamment lorsque j’ai commencé à rêver grand et à le verbaliser. Je sortais d’une période difficile sentimentalement et finacièrement et quand les gens se sont mis à me combattre parce que j’avais des rêves, j’ai compris qu’ils auraient bien voulu que je ne sorte jamais de la précarité. Grâce à ton texte je viens de comprendre pourquoi.

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