Repartir de zéro, un rêve ?

12 minutes

Si vous me connaissez vraiment vous savez quelle est mon activité favorite lorsque je cuisine : regarder des talkshows.

J’ai récemment regardé un épisode de Ca commence aujourd’hui qui portait sur la perte de la mémoire. Suite à une opération, une dame de 43 ans a oublié absolument toute sa vie. Elle parlait et fonctionnait sans souci, mais ne se souvenait de rien au-delà de cela. Elle ne savait plus ce qu’était une télé ou un téléphone. Elle a dû réapprendre la politesse, et une fois qu’elle a appris à dire bonjour, elle le disait à tout bout de champs. Il a fallu lui expliquer que l’usage prescrivait une utilisation modérée du bonjour, on pouvait ne le dire qu’une fois, au moment où on voyait quelqu’un pour la première fois dans la journée.

Lorsque la dame a pu prendre le métro, elle disait bonjour à chacun des passagers et ne comprenait pas pourquoi ils ne lui répondaient pas. Elle qui avait été une Parisienne aguerrie avait totalement oublié que la politesse dans les lieux publics de Paris vaut tout autant que dans ces mêmes lieux à Douala, c’est-à-dire rien du tout ! Elle a également dû réapprendre le tact, quelque chose qu’elle ne comprend pas étant donné qu’elle ne sait ni mentir, ni colorer la vérité, et ne voit donc pas le problème lorsqu’on dit à quelqu’un que son vêtement est laid si on pense vraiment que c’est le cas !

Le plus douloureux est le fait qu’elle ait oublié son enfant, un jeune homme de 22 ans, ainsi que son compagnon qui a semblé vraiment l’aimer. Lorsqu’elle parle de sa mère elle dit « celle qui est ma mère » parce qu’elle n’a absolument aucun attachement. Elle a oublié l’amour et ne sait pas ce que c’est qu’aimer quelqu’un. Elle dit les apprécier, mais ne peut aller au-delà. Elle voit son enfant et sait qu’il existe, tout comme son compagnon avec qui elle vivait pratiquement, mais elle se considère pucelle parce qu’elle ne sait pas ce qu’est le sexe et ne peut donc considérer qu’elle en a fait l’expérience. Elle ne laisse pas son amoureux la toucher parce qu’elle ne le connait pas.

La jeune dame ne se reconnait pas dans la personne qu’elle a été et dont on lui raconte parfois la vie. Elle n’arrive pas à la regarder en photo parce qu’elle ne se connait pas, ne se reconnait pas, et sursaute parfois face au miroir parce qu’elle ne sait pas qui elle voit. Elle ne veut plus qu’on pense qu’elle est cette personne parce que ce n’est pas elle et ce ne sera plus elle. Elle est elle, Jaelle, toute neuve sur Terre.

L’épisode a créé un véritable questionnement en moi : est-ce que je souhaiterais oublier ma vie pour en recommencer une autre ? Quels sont les pans de ma vie que je souhaiterais voir disparaitre ? Est-ce que j’aime ma vie au point de ne jamais vouloir en oublier une miette ? Suis-je heureuse d’être moi ?


Sur le plateau de l’émission il y avait également une dame dont le mari avait tout oublié. Il lui a dit un jour que bien qu’on finisse parfois par penser que le passé est inutile, on a besoin d’en avoir un pour avancer. Je ne souhaite pas oublier ma vie parce qu’oubliée ou pas, chaque minute que j’ai vécue a contribué à faire de moi celle que je suis aujourd’hui. Je ne souhaite pas être quelqu’un d’autre, je ne souhaite pas vivre une autre vie, j’aime ce que je suis arrivée à faire de mes souffrances et de mes bonheurs.

Pour ce qui est du fait d’être heureuse d’être moi, la situation est différente. Il y a encore quelques années je m’aimais. Je m’adorais même. Je savais exactement qui j’étais, où j’en étais dans ma vie et où je souhaitais aller. Aujourd’hui je suis perdue. Je ne me connais pas. J’ai voulu dire « plus », mais « plus » signifierait que je parle de quelqu’un que j’ai connu autrefois. J’ai l’impression d’être quelqu’un d’autre, une personne que je n’apprécie pas vraiment. Je vis une vie riche à plusieurs endroits, mais que je n’apprécie pas forcément. Je n’aime pas ce à quoi je pense quand je me réveille le matin et ce à quoi je pense lorsque je m’endors le soir. Pour la première fois depuis très longtemps, je ne suis pas heureuse d’être moi.

Je n’ai pour le moment pas le courage de disséquer ma situation en profondeur. J’ai commencé tout récemment, et ce à très petits pas. Je me questionne sur ce qui ne va pas et pourquoi ça ne va pas. Je me demande pourquoi j’ai des pics de joie et trois minutes après des pics de blues. Je sais ne pas être heureuse et cela m’affecte profondément. Ne vous méprenez pas, je ne suis pas de ceux qui pensent que le bonheur c’est être heureux H24. Ma conception du bonheur va plus dans le sens de la paix ressentie par le fait d’être soi et de vivre la vie qu’on s’est choisie. Je n’en suis plus là, et je cherche le chemin non pas pour retrouver cette paix, mais pour la trouver.


Je ne veux peut-être pas oublier ma vie, mais il y a des choses que j’aimerais revivre comme si c’était la première fois. Autant la connaissance enrichit une vie, autant elle la rend moins palpitante. Savoir c’est ne plus s’émerveiller face à la nouveauté. Savoir c’est traverser des moments qui ont autrefois été uniques comme s’ils étaient ordinaires. J’ai écrit une fois que malgré les moments difficiles traversés durant ma grossesse, l’une des raisons pour lesquelles j’avais hâte de rencontrer mon enfant c’était de pouvoir refaire l’expérience de choses banales comme si elles étaient des exploits.

Je me souviens de la première fois où Bébé Caramel a allumé une télé. La fascination dans ses yeux était à son paroxysme, tout comme quand elle a goûté des M&M pour la première fois. Elle était aux anges. Ma joie aujourd’hui c’est la voir vivre sa vie, être aux premières loges de ses découvertes et réalisations. Elle est fascinée par la démarche des pingouins, une chose qui m’a tout autant fascinée autrefois, et qui aujourd’hui ne m’affecte plus du tout. Les douleurs de l’habitude et de la connaissance.

La rencontre avec ma fille est l’une des choses que j’aimerais revivre. Ce moment où, transie de peur, je l’ai prise pour la première fois, que je lui ai murmuré dans l’oreille le nom de chacun de ses parents, puis le sien et les raisons pour lesquelles elle portait chacun de ses trois noms (tout a été raconté en détail ici). Je lui ai dit pourquoi je lui ai choisi le prénom que j’ai voulu pour elle. Il signifie espoir dans une langue, et travail dans une autre. Espoir parce que j’étais totalement perdue. Un enfant ! Comment allais-je m’en sortir, rien n’avait jamais été prévu pour son arrivée dans ma vie. Elle n’était pas mon espoir, mais le sien. Ma vie ne serait pas une introduction à la sienne, elle se créera son propre chemin. J’ai voulu le mot travail pour qu’elle n’oublie jamais que tout fruit cueilli doit d’abord être planté. Les bons résultats hasardeux n’existent pas. Sa vie ne sera que le résultat de ce qu’elle en fera.

Son père l’a appelée Don de Dieu dans sa langue maternelle. Bébé Caramel n’était pas attendue, mais il a su que bien qu’effrayante, son arrivée dans sa vie à lui ne pouvait être que pour le meilleur. Lors de cette première rencontre j’ai également dit à Bébé Caramel d’où lui venait son nom de famille, qui l’avait porté avant elle. Et enfin je lui ai dit quel serait mon rôle dans sa vie. Il n’est pas de la tracer, mais de l’accompagner sur les chemins qu’elle souhaitera emprunter. Elle n’est pas mienne, elle m’a été confiée pour que je lui montre comment s’appartenir à elle-même. Je ne changerais pas la moindre seconde de ce moment passé avec elle.

Une autre chose que j’aimerais revivre c’est ma première fois. Oui, ma première fois. J’aurais voulu qu’elle soit avec quelqu’un d’autre, quelqu’un qui ait plus de valeur à mes yeux et dans ma vie. Quelqu’un pour qui je comptais également. L’adage « Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait » s’applique à cet épisode de ma vie. Le sexe était banalisé quand j’étais plus jeune (il l’est mille fois plus aujourd’hui), et perdre sa virginité n’avait pour principal aspect excitant que de pouvoir le raconter aux copines après. Par la grâce de Dieu, du Ciel et de la Providence, je n’ai pas sauté le pas alors que j’étais adolescente, et je dois vous avouer que ce n’était pas dans le souci de me préserver. Un jour peut-être je vous donnerai la raison. Elle est tout ce qu’il y a de plus drôle.

J’aurais aimé penser à me préserver et ne pas considérer ma virginité comme quelque chose dont il fallait se débarrasser. J’aurais aimé attendre d’être vraiment amoureuse, et non de le faire avec un flirt. Je dois avouer que dans ma conception de l’époque le mec était parfait, il n’y avait aucune attache. Aujourd’hui je ne sais nullement ce qu’il devient. J’aurais aimé avoir un souvenir plus chaleureux de cette première fois, la vivre avec quelqu’un pour qui j’aurais gardé une grande affection.

La troisième chose que j’aimerais revivre c’est un premier amour. Pas une première amourette, mais un premier amour. Un sentiment vécu sans aucun calcul et sans aucune logique, le genre de moment dans lequel on ne peut se plonger que lorsqu’on n’a rien d’autre à perdre que des larmes, qu’on ne peut vivre que lorsqu’on est totalement insouciant. Mon premier amour a été beau. Je souris alors que j’écris ces mots. Il a duré longtemps, mais n’avait absolument rien pour survivre à la post adolescence et encore moins à la vie d’adulte. Il est un premier amour, figé dans le temps, resplendissant de naïveté.


J’ai parfois l’impression que je n’aurais plus de première fois vraiment palpitante. Celles que j’ai aujourd’hui sont gâchées par la logique et la réflexion. Je suis trop consciente du monde qui m’entoure et du monde dans ma tête pour me laisser complètement aller. Tout est disséqué, questionné, qu’il s’agisse de goût, d’odeur, de son ou de sensation. Plus rien n’est vraiment nouveau, tout se rapporte ou se rapproche de quelque chose. Je rechercherai dans un plat étranger mangé pour la première fois des arômes d’un mets que je connais afin de lui donner sens. Je rechercherai dans une odeur sentie pour la première fois quelque chose qui ne lui appartient pas à elle toute seule, quelque chose qu’elle partage avec une chose familière. Je rechercherai dans une sensation une émotion que j’ai eue à ressentir au contact d’une sensation similaire à quelqu’endroit que ce soit.

Le neuf n’existe plus. Il n’a de neuf que les quelques caractéristiques qu’il ne partage pas avec un élément connu, et son acceptation ne vient pas de cette différence, mais plutôt des similitudes que je lui reconnais avec une réalité de mon univers. J’écris ces lignes et je me demande « Suis-je trop vieille ? » J’en ai parfois l’impression. Je suis blasée par tellement de choses…

Pour terminer je vous laisse avec la vidéo de l’épisode de Ca commence aujourd’hui qui a inspiré cet article. Je souhaite que vous le regardiez et qu’ensuite vous vous posiez pour vous questionner sur ce que vous n’aimeriez pas du tout oublier de votre passage sur Terre. Il s’agira là des choses les plus chères à votre cœur.

Photo : Karolina Grabowska


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6 comments
  1. Ce texte est si profond. J’ai souri en le lisant. Je suis impatiente de lire la raison pour laquelle vous avez attendue pour la première fois. Lol.

  2. « Il lui a dit un jour que bien qu’on finisse parfois par penser que le passé est inutile, on a besoin d’en avoir un pour avancer. » Je donne totalement raison à cet homme car comme toi je ne veux rien effacer du chemin parcouru jusqu’ici… Mais comme tu dis également, la connaissance… Aaggrr… Autant elle enrichit une vie, autant elle la rend moins palpitante. C’est vraiment ça… Les choses qui m’emerveillaient ce n’est plus ça… Et je suis comme à la recherche de nouvelles « connaissances » et j’avoue que c’est encore la peur de merder qui me retient sur pas mal de choses. Repartir à zéro non, mais recommencer de là où je suis, oui… Avec plus de légèreté…
    Merci pour ce merveilleux texte. Sinon on veut bien le japap de pourquoi tu as attendu longtemps avant de livrer le « koki » lool. Ce fut mon cas mais plus par rapport à la religion que je pratiquais à cette époque. À très bientôt Befoune…

  3. Je ne sais pas comment tu fais mais ta plume me touche mais tellement. Il y a eu tellement de belles choses dans ma vie et je dois avouer que je m’émerveille moins qu’avant. J’ai adoré mon premier amour, j’ai aimé ma première fois. La rencontre avec chacun de mes enfants. Mes pleurs quand ils ont fait leur premier pas. Ma rencontre au feu avec mon chéri. Halalaala tellement de beaux souvenirs. Ton texte m’a rappelé quelque chose de primordial et qu’il faut que je retrouve : mon optimisme et de pouvoir s’émerveiller face à de petites choses du quotidien. Mercier

    1. « mon optimisme et de pouvoir s’émerveiller face à de petites choses du quotidien ». Tu as mis des mots sur un sentiment que je traîne depuis longtemps. Merci beaucoup Diane.

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