Vivre sa vie urgemment : entre ordinaire et extraordinaire

13 minutes

J’ai été invitée à une soirée Monopoly et j’ai pensé que ma vie était gâchée à tout jamais.

N. et J. étaient très, mais alors très populaires. Elles avaient du style et étaient courtisées par tous les jeunes premiers à l’époque du collège. J’étais populaire moi aussi, mais je n’atteignais pas le niveau de N. et J. Vous vous souvenez à l’école de la clique de filles claires de peau que tout le monde enviait ? C’était nous, mais nos paliers de popularité, aussi horizontalement étendus qu’ils étaient, restaient séparés par un grand fossé sur le plan vertical : elles étaient populaires niveau « école française » et moi j’étais populaire niveau « collège privé ». Les anciens savent de quoi je parle.

Les 2 stars étaient mes cousines dans le sens large du terme. Vous savez, ces cousines qui, même si nous n’avons aucun lien de sang, ont fait partie de nos vies dès le jour 1 parce que nos parents se connaissent depuis des temps immémoriaux. Nous en avons tous.tes. Je rêvais de faire partie de leurs soirées. Elles parlaient lorsque nous nous retrouvions de ces gens aux prénoms que leur classe sociale rendait exotiques, une classe sociale qui rendait le nom de famille inutile pour savoir de qui il était question Le prénom d’un Arthur de lycée sonnait différemment de celui d’un Arthur de collège français. Non, ce n’était pas le même.

Je bavais d’envie à l’écoute du débrief des piscines party et des soirées chill les uns chez les autres. Je voulais y être, mais l’entrée était naturellement selecte, et mon niveau de popularité ne m’accordait pas de ticket… jusqu’au soir ou N. a organisé une soirée Monopoly chez elle. Ils allaient tous être de la partie, ces gens aux prénoms qui faisaient l’effet de marque avant même que le personal branding ne soit a thing. J’allais enfin pouvoir les côtoyer, c’était la soirée de ma vie (oui, elle était aussi étroite que cela lorsque j’étais jeune) !

J’ai passé toute ma garde-robe en revue le grand soir et tout me paraissait fade, même mon haut Spice Girls et mes tennis compensées qui étaient « les » accessoires à avoir à l’époque. Je devais être cool sans trop en faire pour laisser penser que je faisais partie du milieu. Un faux pas m’aurait fait bannir à jamais. Lorsque je suis arrivée, la porte de l’appartement où vivaient N. et sa famille n’était plus celle qui m’était familière. Elle était ce soir-là l’accès au monde qui ferait de mon prénom une marque.

Lorsque je suis entrée j’ai trouvé la pièce bien calme. Il y avait un maximum de 5 personnes qui discutaient. Le plateau de Monopoly était posé sur la table à manger, et N. faisait des crêpes dans la cuisine. J’ai été choquée par le fait que le salon de l’appartement soit le même que celui que j’avais laissé quelques jours plus tôt. La pièce était la même, les mêmes photos de familles coloraient l’espace, et même la télé n’avait pas changé ! N. a ramené les crêpes de la cuisine et tout le monde s’est attablé : le jeu pouvait commencer. L’humeur était légère et ils semblaient tous s’amuser.

J’ai refusé de jouer. Ma déception était grande. Où était le faste ? Où étaient les feux d’artifices ? Pourquoi cette soirée était-elle identique à toutes celles que je passais chez moi avec mes frères ou avec N. et J. chez l’une ou chez l’autre ? Où était la soirée de ma vie ? Je ne pouvais pas jouer, je me sentais flouée. S’il faut être honnête j’ai été vraiment désagréable ce jour-là. J’avais l’impression que ma vie toute entière était gâchée !


Je termine en ce moment la lecture du livre The Urgent Life : My Story of Love, Loss, and Survival de Bozoma Saint John. J’ai attendu avec impatience la sortie de ce livre depuis son annonce il y a plusieurs mois. Il est rare que je guette la sortie d’un livre, mais je ne pouvais pas louper celui-là.

J’ai connu (et non ‘découvert’, nous ne sommes pas Christophe Colomb !) Bozoma Saint John ou BSJ sur le compte Instagram de Luvvie Ajayi. Je la suivais depuis longtemps déjà et c’est avec grande attention que je regardais les stories sur l’escapade que lui ont organisé ses amies avant son mariage (elle avait un mec, qui l’eut cru !). Bozoma Saint John faisait partie de ces amies. Après les stories à la plage et tout le tralala, j’ai oublié cette dame, jusqu’à ce que je la revoie sur toutes les stories des femmes noires américaines que je suis. Les félicitations fusaient de toutes parts, BSJ avait été nommée à la tête du département Marketing de Netflix.

J’ai voulu en savoir davantage. Qui était-elle ? Elle a même été intégrée au Marketing Hall of Fame que je ne savais pas exister jusqu’à ce qu’elle en fasse partie. Je l’ai suivie et j’ai lu sur son parcours. Saint John est inconditionnellement bruyante. Elle est une force de la nature et cela se voit sur chacune de ses photos et s’entend à chacun des mots qu’elle prononce. Sa présence ne peut qu’être remarquée. Elle est grande de taille et a une peau très foncée qui ne l’empêche pas de se maquiller et de se vêtir de couleurs fluorescentes. Elle porte des tissage très longs et volumineux et des talons aiguilles, des tenues osées et des strass et paillettes. Elle est tout ce que je n’apprécie pas forcément, mais dans son cas ces particularités font sa marque. Ils la définissent en quelque sorte et j’aime ça.

Je venais à l’époque de terminer la biographie de Steve Jobs (la meilleure que j’ai lue de ma vie jusqu’ici), et apprendre qu’elle avait travaillé à ses côtés sur le lancement de produit phares d’Apple tels que ITunes et Apple Music m’a remplie d’admiration. Elle est celle grâce à qui Beyonce est devenue l’égérie de Pepsi au début de sa carrière solo. Elle a travaillé aux côtés de Spike Lee. Son parcours semble être un rêve.

L’élément qui m’a définitivement poussée à ‘adopter’ BSJ est son dévouement pour sa fille qu’elle élève toute la seule. Dans une interview, elle raconte comment elle faisait des allers retours quotidiens en avion pour pouvoir aller travailler à l’époque où elle était chez Apple parce qu’elle ne voulait pas déraciner sa fille et souhaitait la voir tous les matins avant qu’elle n’aille à l’école et tous les soirs avant le coucher. Combien de parents (même riches) adopteraient cette solution pour que leur enfant puisse continuer de vivre à un endroit précis. J’étais conquise. Quand elle a annoncé la sortie de son livre, j’ai su qu’il me le fallait absolument.


Mon attente impatiente de la sortie du livre The Urgent Life a été refroidie par un commentaire de l’auteure à la sortie sur Netflix de la série From Scratch , une adaptation du livre From Scratch: A Memoir of Love, Sicily, and Finding Home écrit par Tembi Locke. Cette série a fait grand bruit sur les réseaux sociaux et BSJ a déclaré avoir été très touchée parce que l’histoire lui rappelait celle qu’elle a vécue avec son mari emporté par le cancer, événement au cœur de son livre. J’ai regardé 2 épisodes de cette série et j’ai baissé les bras. Je ne pouvais pas aller plus loin. L’eau de rose à ce type d’extrême est trop élevée pour moi. Le livre est certainement différent, mais j’ai eu ma dose…

J’ai tout de même acheté le livre audio à sa sortie (une autobiographie ou un mémoire lu par l’auteur offre une dimension intime pendant la lecture), et je l’ai tout simplement adoré. J’ai aimé chacune des minutes, chacune des secondes, chacun des mots et chacune des intonations de Bozoma Saint John dans cet ouvrage. J’ai tout aimé, et ce pour une raison toute simple : absolument rien n’a été parfait dans la vie de Saint John, et encore moins sa relation avec son époux Peter, un italo- américain aussi Blanc que BSJ est Noire. Ce livre est une ode à sa relation avec son mari, une ode qui ne souffre pas de subjectivité.

BSJ est originaire du Ghana et Peter d’Italie. On pourrait penser que leur condition d’immigrés les rapprocherait, mais la différence de race a annulé cette similarité. J’ai aimé la franchise de l’auteur face à la limite que cette différence a imposée dans sa relation, sa réalisation du fait que son mari semblait comprendre la situation des Noirs (un des éléments qui l’a séduite), en avait épousé une, mais ne voulait pas nécessairement être associé à ce groupe. J’ai aimé qu’elle parle de son ambition qui semblait avoir fait fondre son compagnon lorsqu’ils se sont connus, mais a posé problème une fois mariés. J’ai également aimé qu’elle avoue qu’elle n’a jamais réussi à pardonner à Peter son choix de la sauver elle plutôt que leur premier enfant perdu avant même d’être né.

BSJ parle du divorce alors qu’on aime encore la personne avec qui on est et qu’elle nous aime en retour, et évoque la manière dont l’appareil judiciaire existant peut éloigner 2 personnes qui avaient toutes les bases pour une séparation à l’amiable. Lorsque le diagnostic de Peter est tombé, BSJ et lui avaient entamé cette longue procédure après 3 ans de distance afin que chacun puisse reprendre le contrôle de sa vie. Peter était en relation avec quelqu’un, mais l’une de ses premières demandes après son diagnostic a été que la procédure de divorce soit annulée afin qu’il puisse vivre les moments les plus difficiles de sa vie avec BSJ.

La transparence de l’auteur sur les questions qu’elle s’est posées est candide. Elle a accepté d’annuler la procédure de divorce et de revivre auprès de Peter, mais restait consciente des problèmes insurmontables qu’avait connu leur mariage. Souhaitait-elle vraiment rester avec lui s’il se remettait de sa maladie ? Elle l’aimait assez pour l’assister dans cette épreuve, mais cet amour était-il assez solide pour qu’elle accepte de poursuivre ce mariage s’il survivait ?

Outre l’ode à sa relation avec son époux, le livre est une ode à la survie, celle après la mort d’une personne à qui notre vie est liée : un ami, un amour, un amant, le père de son enfant. Comment dire aurevoir, comment tenir alors qu’on voit cette personne forte et pleine de vie perdre une à une chacune des facultés qui faisaient son autonomie jusqu’à un endormissement dont elle ne se réveillera jamais ? Comment expliquer à un enfant de 4 ans que son père souffrait d’une maladie incurable et allait bientôt mourir ? Comment faire la paix avec une vie qui n’existera plus ?

A la fin du livre BSJ explique pourquoi elle vit sa vie de manière aussi voyante, pourquoi elle s’accorde tout ce qu’elle souhaite. Les raisons sont intimement liées au départ de Peter. Je n’en dirai pas plus, je vous laisse lire le livre.


Quelques personnes sur Instagram m’ont demandé mon avis sur ce livre et m’ont dit ne pas l’avoir aimé. Elles auraient été déçue, s’attendaient à une plus grande profondeur et non à une histoire d’amour. J’ai appris de Malcolm Gladwell qu’il faut toujours chercher à comprendre l’intention de l’auteur et de juger un ouvrage sur cette base.

Le livre de BSJ n’est pas une histoire d’amour. Son histoire avec Peter lui permet d’évoquer sa relation chaotique avec son père Ghanéen qui avait des ambitions très « africaines » pour sa fille (être médecin et épouser un Africain ‘bien noir’), son parcours professionnel admirable en apparence, et pourtant fait de très hauts et de très bas, ou encore son rapport à elle-même et les efforts fournis pour incarner qui elle souhaite être. Sa relation avec Peter est à l’image de sa propre vie : pleine de limites et de questionnements.

La vie de BSJ n’est que cela. Une vie. Elle a accompli des choses extraordinaires mais reste une personne normale qui rencontre des problèmes normaux pour le commun des mortels. Au contraire de Steve Jobs qui a eu une existence tout ce qu’il y a de plus particulière, malgré tout ce qu’elle représente BSJ est, comme on dirait en anglais, ‘The girl next door’.


Ma déception était grande. Il m’a fallu du temps pour accepter que derrière ces portes closes où se retrouvaient ces cercles fermés de jeunes au nom de famille inutile, tout était finalement normal. Cette soirée Monopoly n’était pas ce à quoi je m’attendais. Je pensais que comme dans les séries telles que Beverly Hills 90210 ou encore Les Frères Scott, des choses incroyables se passeraient. Je voulais vivre ces moments, je voulais avoir accès à du Gatsby, aller au-delà de mon quotidien que je considérais fade.

La vie n’est rien d’autre que ce qu’elle est. Une vie. Tout ce qu’un film ou une imagination n’est pas. Aussi extraordinaire que l’on puisse être, à la fin de la journée nous faisons tous face aux mêmes questionnements, limites et problèmes. BSJ en est la preuve, ce qui la rend à mes yeux encore plus extraordinaire.

Photo : Streetopia


Vous avez apprécié l’article ? Digressions n’a aucun compte sur les réseaux sociaux alors pour vous tenir informés des activités ici, abonnez-vous !


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *