– Tu dis ne pas te sentir femme, ne pas te sentir mère. Comment perçois-tu ta mère ?
– (…)
– Alors ?
– Ma mère n’est pas une femme.
Ma mère est très féminine.
La première image qui me vient à l’esprit lorsque je parle d’elle est celle de ses mains. Ses doigts sont fins, ses ongles sont longs, d’un rose pâle et d’une blancheur éclatante sur la partie supérieure. Ils sont très souvent vernis, et ma mère est fidèle à une couleur : le rouge vif.
Ses bagues sont atypiques. Elles sont en or et elle les porte depuis aussi loin que remontent mes souvenirs. J’ai toujours rêvé les porter. Lorsque j’avais 5 ans, je lui ai fait promettre de me donner accès à tous ses bijoux le jour de mes 8 ans. A l’époque, je pensais que 8 ans c’était le bout du monde, la liberté, mais aussi la responsabilité. Mon jeune esprit ne voyait et ne prévoyait rien au-delà de ces 8 ans. Rien ni personne n’aurait plus eu d’autorité sur moi.
Ma déception a été grande lorsque je me suis aperçue qu’au final 8 ans n’était pas si différent de 5 ans : je demeurais un enfant, et ces bagues que je convoitais tant me restaient inaccessibles. Près de 30 ans après cette promesse vite oubliée par ma mère mais qui a défini 3 ans de ma vie, c’est toujours le sourire aux lèvres que je regarde ces bijoux.
Le style vestimentaire de ma mère a toujours été au centre de la manière dont elle est perçue. Je me souviens qu’elle était appelée Jeanne-Irène par ses collègues de travail en référence à la première dame camerounaise Jeanne-Irène Biya et ses légendaires sacs accrochés dans le creux du coude. Ma mère portait les siens de la même façon. Lorsqu’elle n’était pas appelée Jeanne-Irène, elle était appelée Madame H… Madame, un hommage à sa féminité, mais aussi et surtout à son caractère bien trempé.
Madame H… a eu une profession qu’on qualifierait de très féminine. Le code vestimentaire était très strict : chaussures à hauts talons noirs et cheveux noirs coiffés aussi sobrement que possible. Ma mère avait les cheveux les plus beaux du monde. Je rêvais d’avoir les mêmes, plutôt que cette coupe courte parce qu’à l’époque aucun produit défrisant n’avait semblé pouvoir dompter mes cheveux.
Je me souviens de ses jupes droites rouge vif et de ses robes toutes aussi droites et toutes aussi rouges. Cette couleur la définissait à mes yeux, alors qu’elle ne marquait rien d’autre que son uniforme de travail.
Ma mère est une cuisinière hors pair. Le jour de mes 14 ans (ou 15 ?) tout le monde avait oublié mon anniversaire. J’ai traîné dans la maison de 6 heures du matin à midi, attendant que quelqu’un se souvienne que ce jour était le mien. Rien. Vers 13 heures, j’ai explosé. Ils avaient tous oublié et je ne pouvais cesser de pleurer. Ma mère n’a eu qu’à dire une seule phrase pour me faire tout oublier : « Laisse, je vais cuisiner et tu vas manger. »
L’honneur me semblait grand. Avec du recul et ma perception d’adulte, cette phrase n’avait absolument rien de spécial. Elle cuisinait comme bien souvent pour tous les habitants de la maison. Elle n’a pas fait de repas extraordinaire ce jour-là. En réalité, elle était déjà aux fourneaux quand j’ai commencé à pleurer. Pourtant cette phrase m’a fait me sentir spéciale. Elle allait cuisiner juste pour moi (même si tous les autres ont eu droit au même repas). Je n’ai pas eu de gâteau d’anniversaire, mais je peux vous assurer que ce plat-là en valait mille à mes yeux.
Les enfants de ma mère ne se limitent pas à ceux qu’elle a mis au monde. J’ai des frères avec qui je ne partage aucun lien familial. J’ai des frères de nationalités diverses, et même de races diverses. Et oui, ce sont mes frères. Je n’ai jamais éprouvé le moindre doute. Pourquoi ? Parce que ma mère m’a dit qu’ils sont mes frères, qu’elle les a traités comme tel, que nous avons vécu ensemble et qu’elle nous a tous nourri et crié dessus.
« C’est mon fils/C’est ma fille » est une suite de mots qu’elle n’a jamais hésité à dire. Ses interlocuteurs ouvraient parfois les yeux tout ronds : « La mère l’accent de ton fils-ci n’est pas camerounais hein ! » « La mère tu as les enfants blancs ? » « La mère le teint de celui-ci est trop foncé hein, c’est ton fils comment ? » « La mère même la petite fille jaune-ci (moi en l’occurrence) est aussi ta fille ? » « La mère tu as même combien d’enfants ? »
Ma mère est ce que beaucoup auraient appelé la femme dans toute sa puissance. Elle est aussi coquette que maternelle. Le rouge reste la couleur d’adoption de ses ongles et, bien qu’elle ait pris sa retraite, elle reste toujours aussi apprêtée qu’à l’époque où les gens sonnaient à la maison et demandaient après Jeanne-Irène. Lorsqu’elle vient me voir, elle crée tous les chocs du monde avec ses robes juste au-dessous des genoux et ses pantacourts en jean dans une société où « la mère » doit être « couverte ».
La seule différence est que ses cheveux ne sont plus noirs. Oui, ils sont blancs car elle a pris de l’âge. Ils sont parfois violets aussi. Parfois couleur de vin rouge. Jeanne-Irène a évolué avec le temps !
Je n’ai pourtant jamais réussi à percevoir ma mère comme une femme.
Le caractère asexué de ma mère à mes yeux m’a été révélé par cette question au début de l’article, question qui m’a été posée alors que je discutais dans un restaurant sombre avec des femmes de divers horizons. J’étais enceinte de 4 mois et je partageais ma vision de ma future parentalité avec elles. Aucune n’avait d’enfant, alors j’étais l’attraction de la soirée.
Je n’ai pu répondre à la question pour la simple raison que je n’y avais jamais pensé. Ma mère était ma mère. Elle n’avait pas besoin d’être plus que ça. Elle était parfois Jeanne-Irène, parfois Madame H…, et parfois aussi la mère de tout le monde, blancs, trop foncés et jaunes confondus.
Ma mère était tout cela, mais elle n’avait pas une vie de femme frêle ayant besoin d’appui masculin.
L’une des premières caractéristiques de ma mère est sa voix grave. Elle n’a jamais réussi à chuchoter sans se faire entendre, bien qu’elle ne semble pas s’en apercevoir. Beaucoup disent que ma voix grave me vient de mon père, sans doute parce que j’ai hérité de son bégaiement. La vérité est qu’elle me vient très certainement de ma mère. J’en ai la certitude, ne me demandez pas pourquoi.
Ma mère a toujours su se défendre et a toujours eu confiance en elle-même. Elle ne bafouille pas lorsqu’elle soutient un point de vue et son regard dans ces moments-là est capable de vous faire douter de vos propres convictions.
Mon père travaillait dans une autre ville, alors elle gérait une maisonnée toujours pleine à craquer d’une main de fer. Son autorité était légendaire et c’est en tremblant qu’on entendait le portail s’ouvrir lorsqu’elle rentrait du travail. De quelle humeur était-elle ? Allait-elle finir avec nos races ou allait-elle prendre le temps de se reposer d’abord… avant de finir avec nos races ?
Son travail exigeait des horaires que peu d’hommes à l’époque auraient accepté. Ma mère n’en avait que faire. Elle adorait son boulot et était reconnue pour sa rigueur au travail. En temps de crise au sein de la société, elle travaillait parfois de 6 heures du matin à 6 heures du matin. Ça ne semblait pas lourd pour elle. Au contraire, elle en riait. Aussi loin que je me souvienne et aussi effrayante soit-elle, toute difficulté l’a toujours fait rire. Je n’ai jamais vu ma mère inquiète. Jamais.
Madame H… est loin d’être l’aînée de sa fratrie, mais elle a toujours été considérée comme le chef de famille, qu’il s’agisse de régler des différends, de prendre des décisions majeures ou de payer les frais de scolarité de mes nombreux frères et sœurs.
La liberté et l’indépendance sont des notions qui ont toujours été pour moi la norme, raison pour laquelle il m’a fallu des années pour comprendre que « les femmes » ne sont pas toujours aussi libres et indépendantes qu’elles le souhaitent. Jusqu’à aujourd’hui, cette vérité reste floue.
Ma mère n’a jamais semblé (je dis bien semblé) rencontrer la moindre difficulté dans ce sens. Elle a toujours été maîtresse d’elle-même. Elle partait en vacances toute seule ou avec des amies pour découvrir des pays parfois sur d’autres continents. La parentalité n’a pas été un frein pour nombre de ses envies. Son travail était sa passion et les horaires folles étaient son quotidien. Tout récemment encore elle me disait « Les horaires de bureau sont horribles, je n’aurais jamais pu m’y faire ! »
Ma mère était différente des autres Mamans, en l’occurrence de celles de mes amies. Elle n’avait pas de « problèmes de mari ». Elle ne faisait jamais suivre nos bêtises à mon père en nous menaçant d’un « Tu verras quand ton père l’apprendra ! ». Le plus grave était qu’elle l’apprenne elle : elle gérait le dossier puis le jetait à la poubelle. Mon père et elle étaient 2 autorités différentes. Aucune ne dépendait ou ne s’appuyait sur l’autre.
Ma mère n’était pas souvent là le soir, elle travaillait. Les Mamans de mes amies trouvaient cela curieux. Je trouvais encore plus curieux que leurs époux leur crient dessus et qu’elles ne défendent pas leurs points de vue. On ne crie pas sur ma mère. Boss, époux ou parent, on ne crie pas sur ma mère. On ne la fait pas taire. On ne la soumet pas.
Ses voyages étaient parfois critiqués : « Pourquoi votre mère vous emmène en vacances dans un pays mais n’y reste pas ? Pourquoi elle préfère travailler ou visiter un autre pays sans vous ? » Je ne savais quoi répondre parce que c’est ce qu’il y avait de plus logique. Les vacances servent à nous permettre de nous détendre. Aussi stressant qu’il fût et reste à mes yeux, son travail et ses collègues la détendaient, tout comme ses voyages avec ses amies. Le fait qu’elle ait été ma mère ne signifiait pas que nous étions siamoises. Nous passions parfois nos vacances ensemble, mais pas toujours.
Jeanne-Irène avait une vie bien à elle, vie que j’admirais les yeux brillants.
Femme est pour moi un mot limitatif.
Beaucoup vous parleront des femmes fortes qui ont marqué leur vie. Elles vous diront qu’elles sont maternelles, déterminées et battantes. Ma mère possède toutes ces caractéristiques, sauf qu’elle n’est pas femme. Elle est elle. Inclassable. Asexuée. Je ne l’ai jamais vue ou entendue se « réduire » à son sexe ou le brandir comme une force. Elle a toujours semblé ne pas en avoir besoin pour se définir, pour être vue ou reconnue.
« Je suis une femme » est une suite de mots que je n’ai jamais entendue sortir de sa bouche. Cette phrase porte une grande faiblesse, de grandes limites. Etre femme aurait signifié ne pas choisir la profession qu’elle s’est choisie, ne pas vivre comme elle l’a toujours entendu, être comme les autres et baisser la tête lorsque les voix masculines se faisaient plus fortes.
Je me suis considérée comme fille pendant des années parce que je n’y avais jamais réfléchi. Le jour où la question m’a vraiment été posée, je me suis rendue compte que je n’avais pas de sexe dans ma tête. Je disais machinalement fille parce que c’est ce qui se rapprochait le plus de ce que j’étais et c’est ce qui m’avait été appris.
Aujourd’hui je dis parfois que je suis mère, mais je ne le dis que dans des circonstances dans lesquelles aucun autre mot ne pourrait exprimer ma pensée. En réalité je suis parent. Le parent du petit humain. Il est supposé m’appeler Maman. Je me suis rendue compte que c’est un mot que je n’utilise pas. Je dis Maminou. Maman me gêne, mais je sais que s’il l’adopte je l’accepterai et j’y répondrai. Comme ça a été le cas avec fille, je le ferai sans réfléchir, parce que, comme beaucoup de choses dans la vie, c’est comme ça et pas autrement.
Le fait que je ne me considère pas femme et les origines de cet état de fait me reviennent aujourd’hui parce que j’ai terminé hier soir la lecture du livre Freshwater de l’auteur nigériane Akwaeke Emezi. C’est grâce à cet auteur dont je suivais le parcours sur les réseaux sociaux bien des années avant la sortie de son livre que j’ai été introduite à la notion de fluidité des genres.
Je voyais une personne de sexe féminin, très belle, parfois très féminine, mais qui ne se définissait pas comme femme. Après une réduction des seins, une ablation de l’utérus puis une ablation des seins (non, ce n’est pas mon projet), Akwaeke Emezi est plus en phase aujourd’hui avec l’absence de genre qu’elle a toujours vécu et qu’elle a toujours eu du mal à exprimer parce que rejetée par la société et/ou son entourage.
Freshwater est une autofiction. Bien que les noms soient changés (Akwaeke porte celui de The Ada), l’histoire racontée est fidèle à celle vécue. La plus grande leçon de ce livre à mon sens est le mal-être de nombre de personnes non cisgenres (type d’identité de genre où le genre ressenti d’une personne correspond à son sexe biologique, assigné à sa naissance) et non hétérosexuelle.
J’ai toujours vécu dans une réelle fluidité des genres, mais sans aucune douleur. Je m’accepte physiquement bien que la procréation ait toujours été et reste quelque chose de littéralement insaisissable pour moi. La douleur tant psychologique que physique que décrit Emezi dans son livre a été horriblement ressentie par la lectrice que j’ai été.
Se noyer dans le sexe bien qu’on déteste cette interaction juste parce qu’au final faire mal aux autres nous permet de mieux vivre notre douleur doit être un poids difficile à vivre, tout comme le refus du soi tel qu’on le conçoit par la religion alors qu’elle est supposée être un havre de paix.
La personnalité d’Emezi est fracturée. Le rejet du soi par soi-même et par les autres, les interactions amoureuses et sexuelles avec des hommes et des femmes sans vraiment se retrouver, la non compréhension par les parents qui au final ne sont considérés que comme des humains en mission chargés encadrer ce qu’on appelle chez nous « un enfant sorcier ».
Je conclurai cet article (sinon je l’écrirai jusqu’à demain matin) en disant ceci : ma mère reste le pilier de ma perception de la personne de sexe féminin. Beaucoup diraient (et le disent) que je suis détraquée parce que je ne me perçois pas comme femme. D’autres diront que je suis une mode parce que nous sommes en plein dans le tourbillon cisgenre, transgenre, fluide, pansexuel, non-binaire ou encore agenre (ce dont je me rapproche le plus, lisez ceci pour avoir la définition de ces mots).
Freshwater a vraiment été une bouffée d’air frais pour moi. Le livre a fait remonter des souvenirs de ma mère chers à mon cœur, mais il m’a également permis de graver dans la pierre la réalité selon laquelle tout ceci n’est pas un problème de Blanc. L’africanité n’est un bouclier pour personne. D’où qu’on soit, on a le droit d’être qui on est. J’ai le droit de me sentir agenre. Peut-être que ma perception de ma mère a été conditionnée par ce trait que je porte en moi, peut-être que c’est totalement le contraire.
Bottom line is qui qu’elle soit, ma mère reste Madame H… à mes yeux et qui que je sois, j’espère toujours être pour elle cette petite fille qui ne rêve que de porter ses bagues.
PS : peu de gens le savent, mais il est possible de surligner des passages des articles, comme c’est le cas sur Medium. Ce serait bien d’utiliser cette fonctionnalité pour que je sache quelles sont les parties du texte qui ont retenu votre attention. Et puis, il faut bien que mon argent serve à quelque chose puisque j’ai payé pour cette fonctionnalité !
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6 comments
Merci Be pour cet article très intéressant.
Je retiens une très belle chose de la personnalité de ta mère : attitude. Elle en a, et visiblement ça t’a beaucoup marquée. Tu l’as admirée beaucoup pour ça. C’est quelque chose qui pourrait toutes nous inspirer. Notre attitude face à la vie, face à nous-même, face à nos rêves, détermine la manière dont nous prenons les choses.
Aussi, maintenant que je te lis, et que j’y pense, est-ce à force de parler de femmes ici, femmes là, que nous en sommes inconsciemment réduites à notre identité liée à notre sexe?? Ne sommes-nous juste pas avant tout des humaines, des parents, des personnes?
En tout cas, ton article est plus qu’intéressant. Merci d’avoir partagé tous ces beaux souvenirs avec nous.
Je pense sincèrement que ces histoires de sexe et de genres n’aident pas. L’être semble passer après le fait d’être femme/homme.
Magnifique ! Ton article m’a donné envie de rencontrer ta mère. Mais j’ai une question pour toi: Tu as écrit que le mot femme était pour toi « limitatif ». Penses tu la même chose du mot « homme »?
Le mot homme n’évoque rien en moi. Je m’en rends compte à l’instant.