Peut-on exceller en trahissant sa personnalité ?

11 minutes

Le jour de mes 18 ans j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps.

J’étais vieille et j’avais toute ma vie derrière moi. Je n’avais aucune idée du métier que je souhaitais exercer, cette réalité n’a jamais semblé exister. Elle était soit trop éloignée, soit trop abstraite. Le passé était su, connu, possédé. L’avenir ne me promettait absolument rien.

J’ai vécu ma vie jusqu’ici de manière agile. La réalité et le terrain priment sur le rêve et la projection. « Dans 5 ans je veux… » c’est non. Que se passe-t-il si dans 5 ans je suis morte, ou si en l’espace de 5 ans le monde subit l’effet de 3 COVID qui changent totalement ses dynamiques ? Faisons ce qu’il y a à faire aujourd’hui, demain est une promesse bien trop éphémère.

Toute ma vie il m’a été demandé de me projeter. Comment y arriver alors que je ne maîtrise rien de ce qui se passera. J’ai toujours envisagé des possibilités et nombre d’entre elles s’annulent. Peut-être j’aurai 10 enfants. Peut-être je n’en aurai aucun. Peut-être je serai éditrice de livres. Peut-être je serai avocate. Peut-être … Ou peut-être rien. Peut-être je serai morte avant d’avoir atteint l’âge d’accomplir tout ceci. Comment bâtir sur ces incertitudes ?

Les rêves ne sont pas mon moteur dans la vie. Les aspirations non plus. Le présent est ma seule réalité. Qu’il s’agisse du mien ou non, le passé constitue une base de données non négligeable pour une prise de décisions informées. L’avenir n’est rien d’autre pour moi qu’un monde de possibilités.

Me pousser à me projeter n’a jamais été positif dans mon cas, et aujourd’hui j’ai la certitude que sans cette capacité à être agile, j’aurais raté ma vie. J’ai eu mon baccalauréat en 2005. Je ne savais rien de l’existence du blogging, de ma capacité à respirer par mes mots, de la possibilité pour moi de décrocher un contrat pour une consultance à l’Union africaine, ou de la réalité selon laquelle je serais invitée au siège de l’ONU. J’ai embrassé les opportunités qui se sont présentées à moi selon mes capacités, mes aptitudes et la possibilité de faire quelque chose de bien, d’utile, de grand sur le moment.

Après ma licence il m’a été demandé une fois de plus de définir ma vie, de choisir un chemin que je devrais suivre ad vitam aeternam. Je n’avais tellement aucune idée de ce que j’allais faire de ma vie entière  que j’ai décidé de faire une autre licence. Un moyen conscient ou inconscient de rester bloquée à ce niveau, de ne pas me condamner à une existence de misère. L’après n’aurait jamais existé si ma mère n’en avait pas eu marre de ma bouille et ne m’avait pas obligée (dans tous les sens du terme) à faire un master en traduction.

Rebelote après ce master. Que faire de ma vie ? Un cousin m’a sorti de ma misère psychologique en me présentant à un de ses amis freelance qui souhaitait établir un cabinet à Yaoundé. Je suis devenue la première employée de la structure. La seule d’ailleurs, jusqu’à ce que je me barre pour des pâturages plus verts. 

Un autre pays, d’autres possibilités… mais la même réalité. Les mêmes blocages, l’incapacité à définir une vie entière sur la base de données qui ne seront peut-être plus valables quelques mois après. Je suis de ceux qui excellent pas parce qu’ils ont un plan clair et à long-terme dans la tête, mais parce que l’excellence fait partie de leur ADN.  Si vous me lisez souvent, alors vous connaissez mon aversion pour la médiocrité. Si vous avez écouté l’épisode du podcast Mal être et dynamiques familiales, alors vous savez d’où elle me vient.

Que se passe-t-il lorsque vous êtes une machine à excellence mais que vous n’avez aucune ambition pour cette excellence si l’on se base sur la conception générale de l’ambition ? Comme l’impatience ou la drôlerie, elle n’est qu’un trait de votre caractère. Peut-on avoir une ambition pour l’impatience ? Je ne pense pas.


La rédaction de mes mémoires à l’université a toujours été spectaculaire.

Dans le cadre de ma licence, je ne savais qu’une seule et unique chose : le professeur que je voulais comme encadreur. Son savoir me fascinait autant qu’il m’agaçait. Il l’étalait un peu trop et usait de mots totalement incompréhensibles, mais… c’était le meilleur. Réfléchir à un sujet était la voie plus rapide vers des supplications, vers un « Ce sujet ne m’intéresse pas. » Notre discussion ?

– Monsieur, je souhaite que vous m’encadriez pour la rédaction de mon « project ».

– Tu as un sujet sur lequel travailler ?

– Non.

– Tu veux y réfléchir ?

– Non.

– Je vends des livres. 

– J’achète.

Il s’agissait de littérature, donc il fallait des livres « d’auteurs ». C’est ainsi que mon project a porté sur la place de la femme dans la littérature nord-africaine contemporaine, « le cas de… ». Des auteurs dont je n’avais jamais entendu parler et dont j’ai oublié le nom immédiatement après avoir soumis mon document. 

Ma note a été excellente.

L’histoire de mon mémoire de Master n’est pas très différente. Je n’avais aucune idée du sujet à soumettre pour ma predefense. Il s’agissait de défendre son sujet afin qu’il soit approuvé par un board. En réalité je ne souhaitais pas réfléchir inutilement pour que ces gens prennent plaisir à réduire mes idées en miettes histoire d’amuser la galerie.  Je n’ai jamais compris pourquoi tous ces chichis. En réalité je les déteste. Ridiculiser ceux qui leur était inférieurs semblait être le dada des « savants ».

Donc. Predefense. Ma décision était prise dès le départ. Le board allait travailler pour moi et me trouver un sujet. Mon seul rôle était de fournir un excellent travail à la fin de la journée. Et c’est exactement ce qui s’est passé. Sans s’en apercevoir, les professeurs m’ont offert mon sujet sur un plateau d’argent. La traduction de l’émotion, « le cas de… ». Ma soutenance a été pareille.

Mon rôle était très clair dans ma tête. Soumettre un excellent travail. Je n’avais aucune intention et aucune envie d’aller au-delà.  Ce moment n’était’ qu’un moment, je refusais d’en faire un élément central de mon avenir et d’agir en conséquence. Le champ des possibles était trop grand pour que je considère ces 3 membres du jury comme les gardiens de la tournure finale que prendrait ma vie. J’ai donc « mis le jury au travail » comme on dit chez moi.

Je n’ai pas besoin d’utiliser de qualificatif pour que vous sachiez quelle note m’a été attribuée.

La vérité est que je n’ai jamais voulu jouer aux jeux de pouvoir. Je n’ai jamais voulu lécher les bottes ou être objet d’amusement. Je n’ai jamais voulu accepter d’être ridiculisée pour avoir l’impression d’avoir accompli quelque chose aux yeux de « ceux qui sont supposés compter ». Seul le travail dans son état brut a de la valeur à mes yeux. Les copineries et tout ce qui va avec me révulsent et m’épuisent.


Pourquoi je vous raconte cela ? Pour que vous compreniez d’où je viens quand je parle de projection. Ma vie professionnelle a été très, mais alors très riche jusqu’ici. J’ai eu l’occasion de faire un million de choses et de rencontrer des centaines de personnes aussi intéressantes les unes que les autres.

Mes seules motivations ont toujours été la découverte et l’excellence. Découvrir de nouveaux domaines, de nouveaux savoirs, réfléchir à de nouvelles solutions, contribuer à l’amélioration de situations. Ressentir la joie de l’accomplissement et la sérénité née de la certitude d’avoir été utile.

Avez-vous déjà eu l’impression que le monde professionnel tel qu’il est conçu ne vous convenait pas ? Je ne suis pas carriériste. Je n’ai aucune intention de travailler 130 ans au sein de la même entreprise/organisation. Je n’ai envie d’écraser personne sur mon passage pour aller plus loin. Je n’ai pas envie d’offrir des cadeaux à mes boss afin d’être dans leurs petits papiers. Je ne convoite pas la place des autres et je ne suis en compétition avec personne. Je veux remodeler, innover, découvrir, réfléchir, et surtout, surtout, exceller.

Est-ce trop peu demander ?


« And it reminded me that when faced with the choice between two things that are seemingly at odds, go slowly to figure out how you can have as much as both as possible. There is almost always a good path that you just haven’t figured out yet, so look for it until you find it rather than settle for the choice that is then apparent to you. »

Cette citation est de Ray Dalio. Elle est tirée de son livre Principles: Life and Work. Lorsque nous souhaitons 2 choses qui semblent s’annuler, il faut prendre du recul, se donner le temps de réfléchir à un moyen d’avoir une combinaison qui tire le meilleur de chacun de ces éléments autant que possible, plutôt qu’opter pour le choix qui semble le plus évident.

Je ne veux pas définir ma vie entière en me basant sur les données que j’ai aujourd’hui, je ne veux pas avoir une « carrière professionnelle », je ne veux pas me définir un domaine dans lequel j’évoluerai until kingdom comes. Je veux assurer un avenir financier solide au petit humain, je veux l’assurance de bien gagner ma vie sur le long terme afin qu’il ne manque pas de ce que je souhaite lui offrir.

Comment j’allie les 2 ? Comment j’assure une continuité sur le long terme en ne me basant que sur l’instant présent et ce qu’il m’offre ? Est-ce que la recommandation de Ray Dalio s’applique ici ?

Cette situation qui semble être une impasse me pourrit la vie depuis des mois. Comment ne pas dénaturer ma conception du travail tout en restant un pilier solide capable de répondre en tout temps aux besoins financiers de mon enfant selon mes standards ?

J’ai réfléchi à la possibilité d’avoir une carrière professionnelle. Je me suis sentie sombrer. La fuite de la réalité, cette envie de dormir qui ne s’en va jamais, ce sommeil dont on ne se réveille que lorsqu’on est vraiment, mais alors vraiment obligé de le faire.

J’ai réfléchi à la possibilité de ne pas avoir de carrière professionnelle et je n’ai entrevu que le chaos. Une vie de manque et de privation pour mon enfant au cas où j’ai des périodes « vides » sans contrat ou des périodes où ce à quoi mon être entier aspire ne rapporte pas autant d’argent que nécessaire.

Est-il vraiment possible pour moi de trouver le juste milieu, la combinaison idéale de ces 2 désirs qui semblent contraires ? Je m’observe depuis des mois alors que je contemple les champs des possibles dans ma situation et je me demande parfois s’il n’aurait pas été mieux au final de me plier à tous ces jeux ridicules pour sécuriser une carrière… qui m’aurait amenée à vivre la vie la plus misérable au monde sur le plan psychologique.

Puis je me dis que si malgré les besoins de mon enfant ce choix me reste difficile à faire, qu’est-ce qui l’aurait rendu plus facile une dizaine ou une vingtaine d’années plus tôt alors que rien ne m’y obligeait ?

Est-il possible de continuer à évoluer dans un univers qui nous est propre, qui est la base de notre équilibre mental et qui nous permet d’exprimer notre personnalité et notre faculté à exceller dans toute leur splendeur alors que nos choix affectent directement ceux qui aujourd’hui dépendent de nous ?

Très franchement aucun essai de réponse ne se profile à l’horizon. Ray Dalio recommande de poursuivre la réflexion. Je la poursuivrai, mais il est préférable pour elle qu’elle ne s’éternise pas.

Photo : Uncoveredlens


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13 comments
  1. Pourquoi ai-je l’impression de me retrouver un peu à travers ces mots ? C’est vraiment profond. Il remet en cause le monde du travail et celui de l’éducation. Mais c’est tellement important de faire ce qu’on aime, de se sentir vivre, exister et vibrer au lieu de vouloir mourir en faisant quelque chose qui nous tue.. Et ca je connais. J’espère vraiment que tu trouveras réponses et que tu partageras avec nous car moi aussi je les cherche.

  2. Ma mère m’a dit : « Il faut toujours avoir les moyens de sa politique »

    Mon père est un « entrepreneur » et elle une carriériste. L’un peu être a flot 4 mois dans l’année et a vide le reste du temps. L’autre a une garanti chaque fin de mois qui sert de parachute. Assurance. Tout ce que tu veux.

    C’est le seul scénario viable qui leur a permit d’envisager une vie familiale confortable. La société n’est pas conçu pour réussir à avoir le meilleur des deux mondes sans être « au bon endroit, au bon moment, avec les bonnes compétences ».

    Du moins, la société au sens large. Tu as toujours le rêve américain qui favorise l’entrepreneuriat, et le système européen qui favorise les carriéristes.

    Il n’y a que deux moyens de devenir donc libres financièrement : hacker le système en occupant une « position », plus ou moins utile. (Gestionnaire de fusion acquisition, chirurgien, ingénieur Big data) ou plaire au gens pour que ces derniers te payent pour exister. (Beyoncé, Beckham, Elon Musk). Dans le premier cas, ton argent vient d’une machine financière alimenté par des investisseurs. Dans le deuxième, c’est du love money avec de la scalabilité.

    Tu peux également être entière sponsorisé, mais c’est toujours du lovemoney. C’est d’ailleurs ce que les parents font pour nous. Injecter du capital sur nous en espérant qu’on rentabilise l’investissement.

    Il existe la possibilité d’un mix des deux, comme youtube qui te récompense financièrement pour ta visibilité. (Financement mécanique). récompense que tu peux avec des levée de fond communautaire via des plateformes comme tipeee (love money)

    Si j’avais su des le départ quel type de liberté je souhaitais pour ma vie d’adulte, j’aurai épargné chaque centime pour acheter le matériel dont j’ai besoin aujourd’hui pour produire de la valeur. Assez de valeur pour ne pas m’inquiéter de la décennie suivante.

    Ne pas apprendre a produire de la valeur tôt nous et en retard dans notre propre vie. Et à 30ans, dépourvu d’un solide arbre a dollar, on fait face a un game over passif en se demandant ce qui n’a pas marché.

    La réponse est : on a pas mis assez de thune de côté pour décider librement de ce qu’on veut. Et lorsqu’on en arrivé a cette conclusion, il ne reste qu’une seule chose a faire : repasser par la case carriériste et épargner avec un but précis en tête pour redevenir libre. (Cf la recherche de ton Appartement) , ou alors trouver un « libérateur »/ »sponsor »/ »investisseur » qui va nous éviter les 40h par semaine en insultant les parents d’autrui.

    Les options sont claires.
    Le plus dur, c’est de l’accepter

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