Famille : quand l’amour et le ressentiment s’emmêlent

13 minutes

Je me suis souvent demandé s’il était ingrat de ma part de parler de mes traumatismes d’enfance.

Un parent est considéré comme ayant rempli son rôle de parent lorsque son enfant est convenablement nourri, scolarisé, soigné et qu’il a un toit au-dessus de la tête. Le rôle du parent est donc celui de s’assurer que l’enfant reste en vie, qu’il vive dans une maison et qu’il soit relativement intellectuellement prêt pour pouvoir gagner de l’argent grâce à son savoir.

Lorsque la famille appartient à la classe moyenne ou aux classes plus élevées, l’enfant est considéré chanceux : il a tout ce dont beaucoup rêvent. Il vit dans les meilleures conditions, est nourri plus qu’à sa faim, a de beaux vêtements, fréquente des restaurants et des endroits considérés huppés, il a droit à des vacances hors du pays… Un parent qui arrive à offrir tout cela à son ou ses enfants est un parent qui a rempli sa mission, et un enfant qui ose avoir une vision différente de la situation n’a pas conscience de sa chance et est ingrat.

Lorsque j’ai commencé à parler de mes traumatismes d’enfance et des difficultés que j’ai traversées (et que je continue de traverser), j’ai également parlé de l’enfance relativement choyée que j’ai vécue : écoles privées, fournitures scolaires achetées à l’étranger, voyages en avion alors que je ne savais pas encore distinguer le blanc du rouge… J’ai souvent reçu des messages de gens qui me demandaient pourquoi j’étais aussi dure avec mes parents, pourquoi je ne savais pas reconnaitre la chance que j’avais eue.

J’ai eu une conversation une fois avec une amie qui n’arrêtait pas de me dire combien j’étais privilégiée et à quel point tout m’avait toujours réussi depuis mon enfance. J’avais la meilleure des vies et je me permettais de dire que je n’allais pas bien. Ma réponse a été toute simple : ne fais pas de tes aspirations de vie ma réalité. Mon amie pensait peut-être qu’elle aurait été plus heureuse si elle avait eu à sa portée tout ce dont j’avais bénéficié et si, pour être bref, elle vivait ma vie.

J’ai manqué de beaucoup de choses lorsque j’étais enfant et j’ai vécu et été témoin d’une grande toxicité, j’en ai longuement parlé dans l’épisode du podcast Les Papotages de C. intitulé Mal être et dynamiques familiales. Je n’ai su mettre des mots clairs sur mon ressenti que lorsque j’ai récemment lu le livre The Five Love Languages of Children, je vous en parlerai plus en détails dans un prochain article. J’ai une grande sensibilité dont je n’ai pris conscience qu’après lecture du livre. Je l’ai enfouie très profondément parce que chez nous être sensible c’était s’exposer aux douleurs les plus intenses : moqueries, mots blessants, coups de fouets. Il ne fallait pas que qui ce soit sache ce qui nous touchait vraiment parce que cela devenait instantanément un objet de torture.

Les adultes ont donné le ton et les enfants l’ont suivi, et certains continuent de se comporter ainsi. Le plus difficile était la compétition que créaient certains enfants pour attirer le regard des parents, se sentir un tout petit aimé et valorisé pendant un bref moment. Cela se faisait au détriment des autres enfants car certains frères et/ou sœur inventaient des histoires sordides pour passer pour un enfant meilleur que les autres.

Ma maison et ma famille étaient pour moi rires et moment de délires, mais aussi source d’une affreuse souffrance émotionnelle. On ne pouvait s’exprimer, on était rabroués toutes les 4 secondes, on était frappés… je vivais dans une crainte permanente de déplaire en raison des insultes qui allaient souvent avec. Chez nous il ne fallait pas être différent et je l’étais que ce soit dans mon comportement ou mes préférences, ce qui m’a valu beaucoup de… déplaisirs. J’ai intériorisé le fait que tout ce qui allait mal était certainement ma faute étant donné que, selon beaucoup de membres de ma famille dont mes parents, c’était ma faute.

Enfant je me suis souvent demandé si j’étais aimée, et j’avais la certitude que non. J’en suis venue à penser que j’avais été adoptée, parce qu’il était impossible que je manque autant d’attention, de considération et même d’amour. Aujourd’hui sur des plateformes comme Twitter ou TikTok beaucoup de gens de ma génération postent du contenu sur le fait d’avoir cru être adoptés à cause de la dureté des parents et en rient, pourtant cela n’a rien de drôle. Les conséquences sont grandes sur le plan émotionnel.

J’ai trainé une violente dépression de l’âge de 12 ans environ à mes 35 ans à peu près. Les raisons étaient souvent différentes, mais elles avaient toutes la même source : mes traumatismes d’enfance. Ce n’est qu’aujourd’hui, à presque 37 ans, que je peux dire que j’ai trouvé un équilibre dans ma vie et surtout dans ma tête, mais ne vous méprenez pas : il suffit d’un gros coup de fatigue et/ou d’une mauvaise passe pour que tout remonte à la surface. Le travail sur soi ne s’arrête jamais car il suffit de flancher pour perdre absolument tous ses acquis et retourner à la case départ.

Bien que prêts à offrir le meilleur à leurs enfants sur le plan matériel selon leurs moyens, beaucoup de parents échouent dans leur rôle d’encadreur, d’éducateur, mais aussi et surtout de protecteur. La protection d’un enfant va bien au-delà de l’aspect physique et son bonheur ne tire que très peu sa source du matériel auquel il a accès. Un enfant a énormément besoin d’amour, d’attention, d’appréciation, de temps passé avec ses parents, de savoir qu’on est heureux qu’il soit là. Nombre d’entre nous ont manqué et continuent de manquer de tout cela.

Le résultat est souvent le même : un éloignement de la famille une fois que nous avons les moyens de nous prendre en charge ou que nous créons la nôtre au sein de laquelle nous ne souhaitons pas reproduire ce que nous avons vécu. Le plus douloureux lorsqu’on s’éloigne est le sentiment de culpabilité vécu, un sentiment crée par un amour-haine pour la famille en général, et pour les parents en particulier : ils m’ont tout donné mais ne m’ont rien offert d’eux-mêmes, de leur propre personne ; comment dire que j’ai manqué de tout alors que je n’ai physiquement souffert de rien ? Suis-je méchant ? Ingrat ? Injuste ?


Lorsque l’histoire du Prince Harry a fait scandale, je ne me suis pas du tout sentie concernée. La royauté anglaise est bien loin de la mienne. On en parlait cependant partout, il était donc impossible de ne pas être informé au minimum du narratif autour de l’histoire : Harry a épousé Meghan Markle, une mulâtresse avide de sensationnel qui l’a poussé à quitter sa famille et ne cesse d’enregistrer des interviews pour se faire voir.

Bien que ne suivant l’histoire que de loin, je dois avouer que j’avais du ressentiment pour elle. A mon sens elle avait gâché la vie de ce monsieur, l’avait coupé de sa famille et profitait autant que possible de son moment de gloire et de visibilité. J’étais lassée de la voir partout, sur chaque page de navigateur ouverte, sur chaque réseau social… partout. La vie du Prince avait volé en éclats, pourtant elle ne semblait pas perdre grand-chose dans toute cette affaire, au contraire. Je n’avais aucune envie d’écouter plus encore ce qu’elle avait à dire.

J’ai lu Spare après sa sortie car le Prince Harry n’avait été que très peu entendu dans tout ce tapage. Sa femme était la vedette de l’histoire. Qu’avait-il vécu, comment l’avait-il vécu, et surtout pourquoi l’avait-il vécu ? D’où venait-il, quelle était son expérience, quel était son ressenti ? Le livre a fait sensation dès sa sortie. Il était au cœur d’une violente polémique qui n’avait d’égale que la mise en coupe de la Princesse Diana avec l’Egyptien Dodi Al Fayed ! Je ne lis généralement pas les livres qui font autant de bruits, mais je souhaitais vraiment savoir la version des faits du Prince Harry.

Je suis certaine que beaucoup de ceux qui ont acheté ce livre ont été déçu. Ce n’est pas un livre sur sa relation avec sa femme, c’est un mémoire. Le livre couvre la vie du Prince (ou ex-prince ?) de sa naissance jusqu’à nos jours. Il est composé de 3 parties, et seule la dernière est dédiée à sa rencontre avec Meghan Markle, son mariage, puis son divorce d’avec sa famille. Ce livre a été pour moi une très belle lecture, il a été hautement édifiant car le fait qu’il soit un mémoire permet de comprendre les étapes de la vie du Prince, les dynamiques familiales et la pesanteur de la royauté qui l’ont poussé à s’en aller.

Je l’ai dit au départ, le confort matériel d’un enfant n’assure en rien son bonheur, c’est même parfois tout le contraire. Le Prince Harry est né après le Prince William au sein d’un mariage malheureux ou le père, amoureux d’une femme qu’il ne pouvait épouser en raison de sa condition de futur roi, s’est rabattu sur une jeune femme qui lui avait été désignée et pour qui il ne ressentait rien. Selon ce qui est rapporté, l’arrivée du deuxième fils a été pour lui plus transactionnel qu’autre chose « You gave me a spare ! », s’est-il exclamé avant d’aller rejoindre sa maitresse.

Un spare est un remplaçant, une pièce de rechange qu’on utilise lorsque la première est défectueuse ou fichue. L’arrivée d’Harry assurait au Prince Charles que sa descendance reprendrait le trône, même si son premier fils, William, ne pouvait accéder au trône pour quelque raison que ce soit. Dans son mémoire le Prince Harry raconte son éducation de remplaçant : il passait toujours en deuxième position et n’avait accès à certaines choses qu’une fois son frère comblé et satisfait, un frère qui le considérait plus comme un subalterne, un sujet, que comme un membre de sa famille, qui lui interdisait de lui parler en public ou même de laisser penser qu’il le connaissait dans les internats hautement huppés qu’ils fréquentaient.

Ce mémoire est triste. Le Prince Harry a recherché l’amour de son entourage pendant longtemps, un entourage ne vivant que selon les codes de la royauté : froid, distant, impersonnel. La seule personne de son entourage qui n’était pas née de famille royale et à laquelle il s’identifiait le plus en raison de son rejet de la chose royale est morte trop tôt, sa mère, un décès qui lui a été annoncé très froidement par son père et qui a marqué chaque page du livre comme de sa vie.

Beaucoup clameront qu’un prince n’a pas le droit de s’apitoyer sur son sort car il a tout ce dont tout le monde rêve et vit une vie plus que privilégiée. Beaucoup ne mesurent le bonheur qu’au pied du mur construit des biens qui ne sont pas à leur portée. Le Prince Harry a toujours vécu comme un membre de la famille « en attente », celui auquel on pense après tout le monde. Il a toujours été incompris parce que voulant vivre une vie « normale ». La cerise sur le gâteau a été son choix porté sur une femme plus âgée que lui, d’une classe sociale inexistante dans l’échelle de la royauté et, qui plus est, mulâtresse.

Après une vie de privation affective, de rejet, de restrictions dues à des codes familiaux auxquels il n’adhérait pas, il n’était que normal que le Prince Harry s’en aille. Cette histoire a fait la une des tabloïdes à la recherche du sensationnel qui leur fait gagner de l’argent. Ils l’ont réduite à un spectacle de foire sous fond de mensonge et de calomnie.

Au-delà d’être un mémoire, Spare est un puissant plaidoyer pour une presse plus juste et plus éthique. Combien d’entre nous se sont délectés des breaking news toujours plus tragiques autour de cette histoire ? Combien d’entre nous a participé à la déshumanisation d’une famille, guettant et jugeant chacun des moindres faits et gestes histoire de vivre, le temps d’une lecture d’article ou d’une écoute d’interview, hors de sa propre existence ? Combien d’entre nous ont passé des heures à théoriser sur une histoire qui ne nous concerne en rien et dont on ne connait finalement ni les tenants, ni les aboutissants ?

Si vous n’arrivez pas à vous identifier à ce que je dis, alors considérez ceci : le mal que fait la presse aux célébrités est le même que celui que font les réseaux sociaux au commun des mortels. Moqueries, diffamation, ridicule, insultes, conseils mal placés, croyances sans aucun fondement, certitude qu’on a le droit de se prononcer sur la vie de l’autre et de plaquer sur cette vie nos valeurs erronées. Imaginez cela à une échelle mondiale.

Entendre l’histoire de la bouche du Prince Harry m’a fait réaliser à quel point nous étions loin de la vérité. Sa famille s’est coupée de lui et lui a retiré son titre, et non le contraire. Il a fait le choix de s’éloigner, on lui a imposé celui de tout quitter. Il fait partie d’une famille dont il veut rester proche mais au sein de laquelle il ne peut vivre en raison des lourdeurs, certes, mais aussi du fait qu’il a été purement et simplement excommunié. Il est aujourd’hui plus heureux parce que libre, mais aussi plus triste parce que sans attache.

La famille peut-être le meilleur ou le pire qui nous arrive dans une vie. Elle peut aussi être les 2 à la fois, une situation profondément douloureuse pour ceux qui le ressentent comme tel, car l’amour et le ressentiment, qui devraient être opposés, sont dans ce cas imbriqués l’un dans l’autre.

PS : le « cas » Meghan Markle » est pour moi un tout autre sujet !

Photo : Matheus Bertelli


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7 comments
  1. Bonjour C. Befoune,
    J’ai eu la même enfance, je n’ai manqué de rien sur le plan matériel, écoles privées, voyages à l’étranger etc et pour autant nombre de fois je ne me suis pas sentie à ma place, au point d’avoir eu carrément la conviction d’avoir été adoptée, tellement la différence entre mes frères et moi était flagrante. Je me suis seulement apaisée lorsque j’ai eu mes propres enfants et maintenant je suis en alerte constante qu’aucun ne sente abandonné au bord du chemin.
    Bon, je cours chercher le livre du Prince, l’article m’a donné envie de le lire
    Merci C. Befoune pour ces mots que je peux enfin mettre sur ce que j’ai ressenti pendant toutes ces années.

    1. Hello Johanne, je suis heureuse de lire que ta difficile expérience t’ait donné envie de mieux encadrer tes enfants. Ils ont une maman au cœur chocolat ! Please reviens me dire ce que tu as pensé du livre.

      1. Merci pour la revue. C’est triste d’avoir à quémander ce qui devrait couler de source. En y réfléchissant bien j’ai eu une enfance heureuse et ce n’était pas dû au matériel. Quand je pense à mon enfance je vois beaucoup de choses positives. La chicotte et le manque d’attention de mes parents n’y ont rien changé. J’ai juste un amas de beau souvenir. Je n’ai pas souvent été comprise mais j’étais sûre d’être aimée.

  2. Personnellement j’ai pas eu un vécu pareil, mais en parcourant l’article j’ai beaucoup appris. Ceci dit le confort matériel ne peut en aucun cas combler tout. Et par ailleurs je tacherai à encadrer mes enfants et ceux de mes proches de sorte qu’ils se sentent combler par ma présence que mes cadeaux. Pour dire vrai le résumé du livre est assez impeccable.

    1. Je suis contente que l’article t’ait permis d’avoir une perception différente Mahmoud. Il a rempli sa mission.

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