Le poids de la vérité

9 minutes

Si vous pouviez réécrire la mémoire d’un être cher avec qui vous avez traversé des moments difficiles, traumatisants, lui offririez-vous de nouveaux souvenirs afin qu’il oublie le poids de ces moments que vous porterez désormais tout seul ou alors vous lui direz la vérité afin qu’il décide tout seul de ce qu’il fera de ces souvenirs ?

Je ne vous parle pas souvent de SnapChat, pourtant j’y vais souvent. Je n’y suis pas du tout active, mais je suis une grande fan du travail de médias de renom sur cette plateforme. Ils ont complètement repensé la distribution de leur contenu afin qu’il soit plus digeste. Ils y publient des snaps aussi ludiques qu’informatifs. On y consomme des news sans en avoir l’impression. J’y suis fidèlement des médias tels que The Telegraph, Now This, Vice, ou encore The Cut.

C’est sur le SnapChat de The Cut que j’ai entendu parler pour la première fois du documentaire produit par Netflix (oui, j’ai enfin Netflix… en réalité non, le papa du petit humain a Netflix donc…) Tell Me Who I Am. Je voulais absolument le voir. Il n’était pas encore sorti, donc mon impatience a été mise à rude épreuve.

Je l’ai finalement regardé hier.

Les questions de fond pour moi ont été les suivantes : jusqu’à quel point peut-on souffrir pour protéger un être aimé et jusqu’à quel point peut-on laisser souffrir un être aimé pour se protéger soi ?

Je vous préviens, je vais spoil, mais pas jusqu’au point où vous n’aurez plus aucune envie de regarder le documentaire. Du moins je l’espère.


Alex et Marcus sont des frères jumeaux. Des jumeaux identiques. Ils ont 18 ans en 1982 lorsqu’Alex fait un grave accident de moto. Il perd absolument tous ses souvenirs. Tous, sauf l’existence de son frère, premier visage qu’il voit à son réveil.

Alex ne sait plus qui il est, il n’a aucun souvenir de rien, même pas de la manière dont on fait cuire un œuf. Il a tout oublié. Marcus devient son ancre, le gardien de sa réalité. Il est celui qui lui réapprend tout, et surtout qui répond à ses questions en ce qui concerne leur vie : comment sont leurs parents ? Sont-ils cools ? Quels sont les règles de la maison ? Ont-ils vécu une enfance heureuse ? Leur famille est-elle soudée ?

Marcus recrée pour Alex toute leur histoire. Ils ont eu une enfance heureuse, des parents adorables , de fréquentes vacances en famille au bord de la mer. Alex ne doute pas un seul instant des souvenirs racontés par son frère, bien que l’atmosphère à la maison semble… bizarre. Les parents sont très stricts et très distants. Marcus n’entretient quasiment pas de relation avec eux.

Alex crée une nouvelle relation avec sa mère, blessée qu’il ne la reconnaisse pas, qu’il ne sache plus rien d’elle. Ils se rapprochent et mettent sur pied une relation mère-fils comme on en voit beaucoup. Les photos l’attestent, ils ont l’air vraiment heureux.

Pendant plus de 10 ans, Marcus reste le gardien des souvenirs de son frère. Jusqu’au décès de leur mère. Alors qu’ils rangent la maison de celle qui n’est plus, Alex tombe sur des éléments qu’il trouve… déplacés. Son frère lui dit de ne pas s’inquiéter, de ranger et de ne pas y penser plus longtemps. Alex agit comme requis jusqu’à ce qu’il trouve une photo de son frère et lui. Une photo assez révélatrice (regardez le documentaire si vous souhaitez en savoir davantage).

Il va vers son frère et lui pose une seule et unique question : est-ce que nous avons été victimes de sévices sexuels lorsque nous étions enfant ?

Marcus fait oui de la tête et sort de la pièce.

Il n’en reparlera plus jamais malgré les supplications de son frère.

Alex se sent trahi. Marcus lui a peint une vie idyllique depuis son réveil du coma après son accident, une vie totalement fausse. Cette mère avec qui il a su créer de nouveaux liens n’était pas celle qu’il pensait. L’atmosphère à la maison commençait à faire sens. A 32 ans, il se retrouvait exactement comme à 18 : sans aucune connaissance de sa vie, de qui il est et de qui sont les personnes qui l’ont entouré.

Il a créé de nouveaux liens sur une base mensongère. Les moments vécus ont-ils encore du sens ? Il perd sa vie 2 fois, et la seule personne à même de l’aider refuse catégoriquement de le faire. Il ne lui dit rien.


Selon Marcus, Alex avait eu la « chance » de tout oublier. Il ne voulait pas que son frère, qui avait la possibilité de démarrer une nouvelle vie sans traumatisme, sache ce qui s’était passé. Il a préféré porter le poids de cette vérité tout seul, jusqu’au bout. Alex ne devait jamais savoir. Même lorsque l’occasion s’est présentée, lorsque son frère a entrouvert la porte de la chambre aux secrets, Marcus s’est tu.

Alex a passé toutes les années suivant ses premières découvertes à chercher la vérité. Qu’est-ce qui lui était arrivé ? A quel point avait-il souffert ? Il trouvait méchant de la part de son frère de la garder dans l’obscurité. Malgré leur relation fusionnelle pendant toutes ces années de recherche, Marcus n’a jamais rien dit.

Jusqu’à l’âge de 52 ans, au cours du documentaire.

Je n’en dirai pas davantage.


Alors qu’il s’expliquait sur la question pour la première fois, Marcus a dit ceci : son frère a eu la possibilité d’oublier. Il a entretenu cet oubli pour protéger Alex, mais aussi pour se protéger lui-même. La seule personne qui savait ce qui s’était passé l’avait oublié. En ne ravivant pas ses souvenirs, il avait lui aussi l’opportunité d’enfouir les siens au plus profond de lui-même, de vivre une vie normale comme si tout cela n’avait jamais existé. Deux oublis pour le prix d’un seul.

Qui a-t-il protégé ? Son frère ou lui-même ?

J’ai passé tout le temps qu’a duré le documentaire à me poser ces 2 questions. Marcus a-t-il été altruiste en portant le poids de 2 vérités, 2 histoires aussi lourdes tout seul, ou a-t-il été égoïste en gardant la vérité pour lui tout seul, privant ainsi son frère de 52 ans de sa vie (un cumul de la période oubliée, celle vécue dans le mensonge, et celle de la recherche effrénée de son passé) ? 

Alex devrait-il être reconnaissant à son frère pour sa protection ou devrait-il lui en vouloir de ne pas lui avoir révélé des vérités dont il aurait eu besoin pour (re)construire sa vie ?


Jusqu’où êtes-vous déjà allé pour protéger un être cher ? Avez-vous déjà menti pour le conserver dans une bulle d’innocence ? Avez-vous été fier de vous de l’avoir tenu hors d’une situation désastreuse ? Vous êtes-vous jamais demandé si en réalité vous vous protégiez-vous de la peur que fait naitre cette vérité en vous ?

Une mère qui n’ose pas dire à son enfant que son père n’est pas son « vrai » père. Un mari qui préfère taire son infidélité pour ne pas « blesser » sa femme. Une sœur qui n’ose pas dire à son frère qu’il est en fait son fils pour ne pas briser l’équilibre familial. Un meurtrier repenti qui n’ose pas dire à sa nouvelle compagne qui il a été car elle ne comprendrait pas.

Toutes ces personnes en face sont-elles protégées ou exposées en réalité ? Sont-elles traitées en adultes ou infantilisées ? Pense-t-on à leur place ou leur donne-t-on l’opportunité de vivre leur vie en toute légèreté, sans poids sur le cœur ou dans la tête ?

La question du choix est cruciale ici. Qui fait le choix pour qui ? Doit-on choisir pour l’autre pour lui éviter ci ou ça ou doit-on lui offrir l’horreur sur un plateau d’argent afin qu’il décide de ce qu’il veut en faire ? Qu’est-ce que l’aimer vraiment : lui dire ou se taire ?


Cet article n’est que questionnement. Il aurait pu être plus long comme à l’accoutumée, mais je préfère m’arrêter là. Je souhaite avoir votre avis sur tout ceci. Si quelqu’un d’autre est impliqué, le poids de la vérité doit-il être partagé ou non ?

Si vous hésitez à regarder le documentaire, je vous publie un extrait ici. Il vous permettra peut-être de vous décider :

[youtube https://www.youtube.com/watch?v=OLjaRjaGjRc?version=3&rel=1&fs=1&autohide=2&showsearch=0&showinfo=1&iv_load_policy=1&wmode=transparent]
Le documentaire est également disponible en français.

Si vous n’avez pas accès à Netflix, comme lecture complémentaire pour en savoir davantage sur  l’histoire d’Alex et Marcus, je vous propose The Story Behind the Heartrending Netflix Documentary Tell Me Who I Am. Si vous préférez lire en français, alors je vous propose l’article Voici où Alex et Marcus Lewis de ‘Dis-moi qui je suis’ sont maintenant. En 2013, Alex et Marcus ont raconté leur histoire dans un article du Sunday Times que vous pouvez lire ici.


PS : peu de gens le savent, mais il est possible de surligner ou de répondre à des passages d’articles, comme c’est le cas sur Medium. Ce serait bien d’utiliser cette fonctionnalité pour que je sache quelles sont les parties du texte qui ont retenu votre attention. Et puis, il faut bien que mon argent serve à quelque chose puisque j’ai payé pour cette fonctionnalité !


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14 comments
  1. Bonsoir Befoune
    Très bel article. Je partage tes questionnements.
    Mon avis est celui-ci : Je pense que l’aîné se protégeait lui-même à travers l’oubli de son frère.
    Il a cru bien faire car c’était ce qu’il voulait lui: avoir la possibilité d’oublier, de recommencer sans que ces souvenirs puissent à nouveau le hanter. Il s’est donc dit que comme son frère a eu cette « chance » il valait mieux le protéger.
    Le mieux aurait été de tout lui dire. Peut-être pas de manière brutale mais progressivement pour qu’il décide de lui même quoi faire.

    1. Je dois t’avouer Murielle que je n’ai pas encore pu me décider sur l’attitude que j’aurais eu si j’avais été à la place de Marcus. Très honnêtement.

  2. Hello, je pense qu’il est important de dire la vérité car sinon on enlève à l’autre certains choix. C’est mon sentiment par exemple sur l’infidélité.
    Parfois ce qu’on ne sait pas ne nous fait pas de mal et parfois. Il n’y a pas une réponse universelle car il n’y a pas une réaction à la vérité universelle. Tout le monde ne veut pas savoir….
    La seule chose que j’essayerai de faire est de décider toujours en mettant l’autre en premier. pas lui enlever le choix mais dans la compréhension de la personne de ses attentes et de sa vision.
    J’aurais toujours tort car une fois que la vérité est revelée on a toujours tort d’avoir caché :-), mais je ferai au mieux de ma conscience.

  3. Si quelqu’unC’est toujours difficile de savoir quelle est la bonne réponse. Il y a quatre ans j’ai dit à un être cher une vérité que j’aurais pu faire parce que je ne supportais pas de lui cacher la vérité. Aujourd’hui, je me demande parfois si je n’aurais pas dû la garder pour moi. Je crois qu’on ne peut jamais exactement savoir quel est le meilleur choix. La vérité est a priori la bonne règle dans les relations avec les autres mais au final, ce n’est qu’à l’instant où tu vis le fait, le choix que tu prends la décision.
    J’ai rajouté ce documentaire dans ma wishlist Netflix (que j’ai enfin aussi sourire) et je pense que je te donnerai un avis plus complet après l’avoir regardé.
    Merci pour le partage.

    1. Pour tout te dire je ne sais toujours pas si je préfère dire la vérité ou me taire. La position de Marcus est effroyable. As-tu finalement regardé le documentaire ?

  4. Salut Befoune.

    Je dirais simplement que chaque fois que j’ai vu quelqu’un dire à un autre pour justifier son mensonge ou son omission que « C’était pour te protéger », la personne en face se sent tout sauf protégée. Au contraire elle se sent trahie, blessée et perd confiance.

    Je l’ai vu tellement de fois que je conclus que la vérité est toujours la meilleure solution. Même si c’est difficile à vivre et à accepter.

    En tout cas ça fait que je ne peux pas choisir de cacher quelque chose à quelqu’un soi-disant pour le « protéger ».

    1. Je suis du même avis. Il est préférable de dire la vérité et de s’en débarrasser. Elle est bien trop lourde à porter, surtout lorsqu’elle est cachée.

    1. Maaaaiiiis non ! Je dois avouer que j’ai mis beaucoup de temps à valider les commentaires cette fois ci. C’est parce que je prends le temps d’y répondre.

  5. Hello Befoune.
    Du moment où la vérité implique une autre personne je pense que c’est mieux de ne pas garder cela pour soi. Et je pense qu’il nous faudra accepter qu’il y a des limites à la protection au nom de l’amour. Trop de dégâts sont enregistrés pour cette raison. Mais tu as su poser la bonne question. On cache la vérité… Est ce pour éviter a l’autre de souffrir ou surtout parce que voir l’autre souffrir nous faire souffrir ? Peut être que c’est soi même qu’on protège….
    Dans tous les cas, je ne saurai juger Marcus. Parce que quand la vie nous éprouve on peut ne plus avoir le bon réflexe au bon moment.

    1. « Je ne saurais juger Marcus. » La est toute la beauté de l’exercice. Il a souffert le martyre, le sien, et celui traine par son frère pendant 20 ans. C est inimaginable.

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