Trouver un sens à sa souffrance (#BookReview)

13 minutes

La vie a-t-elle un sens ?

Cette question m’a été posée une fois sur Twitter.

La réponse que j’ai donnée s’est résumée à la lecture d’un livre : Sapiens, de Yuval Noah Harari. Il a complètement changé ma perception de la vie dans toute son essence. Il n’était pourtant pas la meilleure réponse à la question posée. Je m’en suis rendue compte lorsque j’ai commencé la lecture du livre Man’s Search for Meaning ou Découvrir un sens à sa vie avec la logothérapie de Viktor E. Frankl. Si vous êtes abonné au blog, alors vous avez reçu un exemplaire du livre par mail hier.

Pour dire vrai, je n’aurais pas acheté ce livre. La première raison est qu’il n’a que 154 pages. J’ai toujours eu l’impression que l’achat de livres de moins de 500-700 pages au minimum est une perte de temps et d’argent : ils me laissent généralement sur ma faim. Viktor Frankl m’a pouvé que j’avais tort. Il est possible de communiquer un savoir quasi complet et inestimable en moins de 200 pages. Le livre m’a été recommandé par un auteur ghanéen féru de philosophie, de psychologie et d’histoire, Kwesi Amoak. C’est un beau mélange des trois domaines. Je tiens à préciser qu’il ne s’agit pas d’un ouvrage scientifique incompréhensible. Très loin de là. Frankl se sert de son histoire personnelle pour expliquer des comportements très souvent incompris.

Quelle est mon attitude face à la souffrance ? Comment est-ce que je réagis lorsque je n’ai aucun contrôle sur les événements de ma vie ? Dois-je rendre le mal par le mal ? Quelle part de moi la souffrance fait-elle ressortir ?

J’ai sous les yeux mon carnet, et telles sont les questions que j’ai notées durant ma lecture du livre. Il m’a profondément bouleversée. Il m’a poussée à me remettre vraiment en question. Il m’a amenée à évaluer tous les chemins pris jusqu’ici. Sont-ils les bons ? Les attitudes que j’ai adoptées suite à des expériences parfois douloureuses sont-elles positives tant pour moi que pour le monde qui m’entoure ? Le questionnement sur le sens de la vie naît généralement de moments difficiles. Trouver un sens aux moments difficiles permet, dans une certaine mesure, de trouver un sens à la vie. Telle est la richesse que contient l’ouvrage de Frankl.

Viktor E. Frankl est neurologue et psychiatre, et il a vécu dans 4 camps de concentration durant la deuxième guerre mondiale, dont celui d’Auschwitz . Comme tous les détenus, il a été susceptible de mourir chaque seconde (faim, maladie, bastonnade, froid, chambres à gaz). Dans ce livre, il se focalise sur la recherche d’un sens aux moments vécus pour pouvoir les affronter. La question de fond est Pourquoi. Pourquoi faut-il s’accrocher à la vie ? Pourquoi ne faut-il pas perdre espoir ? La question que je me suis posée, moi, c’est Comment. Comment continuer d’avancer, de se dire qu’il y a un avenir dans un environnement où il n’y en a visiblement aucun ? De nombreuses fois dans ce livre, Frankl cite Nietzsche : « He who has a WHY to live for can bear almost any HOW. »

Je segmenterai cette revue selon les questions qui me restent après lecture.

  • Quelle part de moi la souffrance fait-elle ressortir ?

Psychiatre de son état, Frankl s’est posé en observateur des comportements des détenus face à la souffrance. Quelle part d’eux, dans leur individualité, a-t-elle fait ressortir ? Sans jugement, il présente le beau, le saint, mais aussi l’horrible, l’impensable. Et je me suis reconnue dans chacune des deux catégories à différentes étapes de ma vie. Je prendrai parfois des exemples terre à terre, ne vous en offusquez pas. La souffrance ne s’encombre pas de noblesse. Elle fait mal, tout simplement.

La pire souffrance que j’ai vécue à une certaine époque de ma vie a été causée par un homme. J’ai eu tellement mal que pour être certaine de ne plus jamais ressentir cette atrocité, je suis devenue un bourreau. Pour lui, mais aussi pour les autres hommes. Rendre le mal par le mal, que la personne en face ait été fautive ou pas. Faire mal était pour moi la garantie que plus jamais je n’aurais eu mal. Cette période est passée depuis longtemps, et je n’avais jamais vraiment remis cette attitude en question jusqu’à ce que je lise Frankl.

Pour s’assurer de ne pas être des victimes, certains prisonniers s’accointaient avec les SS en charge de leur surveillance. Ils étaient plus cruels que les nazis, torturant leurs semblables jour et nuit. Une fois libéré, un prisonnier a couru dans un champ dans le seul objectif de détruire les récoltes : il avait trop souffert et avait, selon lui, le droit de faire payer au monde ce qu’il avait vécu. Je n’étais pas différente d’eux. Vous me direz qu’ils étaient pires, je vous dirais que la seule différence est le contexte. L’essence reste la même : rendre le mal par le mal soit pour se protéger, soit pour se venger, soit pour se soulager.

Le pire en nous devrait se définir par la négativité de nos actes, et non par la gravité du contexte.

Je sais que cette attitude n’est plus la mienne aujourd’hui. Ce que je ne sais absolument pas, c’est la réaction que j’aurais face à une situation de souffrance désespérée, une situation qui engagerait ma vie ou celle d’un être aimé, qui qu’il soit. « No man should judge unless he asks himself in absolute honesty whether in a similar situation he might not have done the same. »

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Viktor Frankl, Photo : Mind for Life
  • Comment trouver un sens à sa souffrance ?

Comme ça a été le cas pour Frankl, cette question se pose très souvent lorsqu’on n’est pas fautif et qu’on n’a aucun contrôle sur les événements. A cause de ses origines, il s’est retrouvé dépouillé de tout, séparé de sa famille, dans des conditions de vie inimaginables, et susceptible à tout moment d’être envoyé dans une chambre à gaz puis brûlé. Si le « Comment vivre cette vie » dépend du « Pourquoi vivre cette vie », comment la vivre s’il n’y a aucun pourquoi ?

Je n’ai jamais été susceptible de mourir. Du moins, pas à ma connaissance. Par contre, je me suis retrouvée dans une situation où je pensais qu’absolument tout espoir était perdu tant sur le plan professionnel que personnel. Bien que n’étant pas lié à la mort, le Pourquoi semblait ne pas exister. Ce qui m’a sorti de cette impasse a été le livre de Srinivas Rao, The Art of Being Unmistakable. Le concept est très similaire à celui présenté par Frankl : il s’agit de vivre la période de souffrance comme un purgatoire, une période durant laquelle on se prépare à l’après, quel qu’il soit. S’il s’agit d’une période de vide professionnel par exemple, ce temps peut être mis à contribution pour se former (en supposant ici qu’on soit hors d’un camp de concentration), acquérir des connaissances et compétences pour être imbattable sur le marché de l’emploi.

Frankl avait deux Pourquoi : revoir sa femme et réécrire un ouvrage scientifique perdu lors de son admission dans le camp de concentration. Il ne savait s’il allait survivre, mais le fait d’avoir défini deux objectifs clairs lui ont permis de s’accrocher jusqu’au dernier moment, de ne pas se laisser sombrer dans la folie, ce qui a été le cas de nombre de ses codétenus. Le Pourquoi lui a permis de survivre au Comment, aux conditions atroces des camps. Il n’avait aucun contrôle sur les événements, mais il avait des objectifs qui lui ont permis de supporter le fait de n’être qu’une marionnette entre les mains de bourreaux. Frankl le dit dans le livre, « We give our suffering meaning by the way we respond to it. » 

Outre ces deux objectifs, l’auteur a occupé son temps à observer le comportement du prisonnier face à l’enfermement et la torture. Cela lui a permis de poursuivre la réflexion sur la logothérapie, une réflexion qui en a fait un courant psychiatrique aussi célèbre que celui de Freud, ou celui d’Adler. J’ai demandé une fois à la journaliste, militante et professeur sénégalaise Eugénie R. Aw-N’diaye comment elle a pu tenir en prison dans des conditions inqualifiables. « Les journées devaient être longues ! », je lui ai dit. Elle a souri et m’a répondu que non. « Il y avait tellement de choses à faire. » La clé, selon elle et selon Frankl, est d’occuper son temps utilement. Eugénie s’occupait entre autres à alphabétiser ses codétenues et à lire sur ses domaines d’intérêt. Elle ne savait si elle allait être libérée ou si elle allait sortir vivante de cet enfer, mais « il est inutile de penser, de se lamenter dans ces moments-là. Il faut s’occuper utilement. Les connaissances acquises et/ou transmises et le temps passé au service de l’autre sont d’une grande aide. Toujours. »

Pour étoffer cette partie, je recommande la lecture de l’article Alive Time VS Dead Time de Ryan Holiday.

  • Est-il possible de perdre le contrôle dans un souci d’auto-protection ?

La réponse est oui. Le texte qui suit la question « Quelle part de moi la souffrance fait-elle ressortir ? » le prouve. Les mécanismes d’auto-défense semblent bénéfiques pour soi, mais sont très souvent destructeurs pour l’entourage. Dans le livre, Frankl parle entre autres de l’apathie. Sujet et objet d’une souffrance quasi permanente, le prisonnier ne ressent plus rien face à la souffrance de l’autre. La scène où Frankl boit sa soupe sans aucune gêne près d’un tas de cadavres peut sembler inhumaine. Elle est normale en réalité. Pour ne plus être affecté, comme les autres prisonniers il s’est muré dans l’apathie.

Dans des situations moins dramatiques, le silence est l’option choisie. Combien de fois avez-vous décidé de vous taire face à une situation qui vous fait mal au plus haut point, en prenant le risque d’être incompris et même de briser des liens ? Ça m’est arrivé de nombreuses fois. « An abnormal reaction to an abnormal situation is normal behavior. » Dans les deux cas, le contrôle est perdu. Les conséquences ne comptent plus. Seul l’allègement ou la disparition de la peine ont une importance. Le reste, qui peut être capital, ne devient que détail. Le but ici n’est pas de trouver une excuse qui légitimerait ce comportement. Il s’agit uniquement de comprendre le mécanisme. Le reste est du ressort de chaque personne concernée. Je refuse par exemple aujourd’hui de me murer dans le silence. Je préfère me focaliser sur l’après. J’évite de tout détruire pour une souffrance qui, même si elle dure des années, n’est que passagère.

Tout comme il est possible de perdre le contrôle dans une situation désespérée, il est également possible de décider de ne pas lâcher les rênes. J’y crois fermement, et Frankl abonde dans ce sens quand il dit « … everything can be taken from a man but one thing: the last of the human freedoms — to choose one’s attitude in any given set of circumstances, to choose one’s way. » Cette phrase est l’essence même du livre, qu’il s’agisse de la première partie (Experiences in a Concentration Camp), de la deuxième partie (Logotherapy in a Nutshell) ou de la troisième partie (The Case for tragic Optimism).

Trouver un sens à sa souffrance permet non seulement de la surmonter, mais aussi d’apprendre d’elle. Dans l’article d’hier, celui sur mon bilan de l’année 2018, je l’ai clairement dit : ma dépression a été une de mes plus belles aventures de l’année dernière. Je ne pouvais ni le comprendre, ni le savoir pendant que je la vivais. Telle est la limite de tout ceci : il faut attendre la fin du film pour en comprendre le sens. Si je n’avais pas vécu ce moment, je n’aurais jamais pris les décisions majeures qui s’en sont suivies et, tout aussi important, ce blog qui me tient particulièrement à cœur n’aurait jamais vu le jour. Frankl me conforte dans l’idée que chaque souffrance, chaque période difficile a un sens, et ce sens peut nous mener loin si nous lui en laissons la possibilité.


Je comptais partager mes réflexions sur Man’s Search for Meaning en un seul article, mais au fil de la rédaction du texte, je me suis rendue compte que c’était impossible. Cet article ne porte que sur la première partie du livre, celle dans laquelle Frankl présente ses observations des différents comportements humains dans les camps de concentration qu’il a connus. Ces observations ont mené à un nouveau courant de la psychologie qui est la logothérapie, comme l’indique le titre de la deuxième partie du livre. Frankl en est le père.

La seconde revue du livre portera sur cette deuxième partie. Je ne connaissais pas la logothérapie avant la lecture de Man’s Search for Meaning, mais je me suis rendue compte qu’il est au cœur même de mon style de vie, raison pour laquelle je souhaite en parler. L’article paraîtra dans les prochains jours. Il ne s’agira pas d’un article scientifique. Comme vous l’avez sans doute constaté, mes revues reposent sur l’impact de mes lectures sur moi, et le champ de réflexion que m’ouvre le contenu consommé. Il n’est pas question ici d’épater qui que ce soit. Le seul objectif est le partage, la création d’une discussion autour de sujets qui sont d’intérêt pour moi et qui pourraient l’être pour vous, que vous les connaissiez déjà ou que vous les découvriez à travers mes écrits.

Si vous êtes abonné à Digressions, alors vous avez reçu hier un mail de ma part. Ce mail portait deux copies électroniques de Man’s Search for Meaning, la version anglaise et la version française. N’hésitez pas à m’écrire avant, pendant ou après votre lecture pour partager avec moi vos attentes et/ou vos impressions du livre. Il m’a été d’un grand secours. J’espère que vous l’apprécierez et que, comme moi, l’expérience et les mots de Frankl vous permettront d’entamer un travail de fond dans l’optique de devenir la meilleure version de vous qui puisse exister.

8 comments
  1. Hello Befoune,

    J’ai lu le bouquin d’une traite hier.
    En effet, je pense que c’est un bon bouquin, mais il n’a pas eu l’effet Waouh sur moi.
    Je crois que c’est parce que je pense que l’homme est fondamentalement mauvais mdr.
    Et que comme il faut des exceptions, nous croisons quelques saints;
    Qu’est ce qui fait un saint et qu’est-ce qui fait un démon, surtout dans la douleur et la peur en effet je le rejoins c’est dans la conscience de soi et de son « role ».
    Je suis profondement égoiste et je n’ai aucune tolérance à la douleur et il donc est facile pour moi d’imaginer que je serai un Bully.
    Je pense que parfois certains devraient ressentir les effets de leur medecine pour en avoir conscience et changer mdr.
    J’ose croire que j’ai une part de bienveillance en moi.
    Avoir un role, sens objectif ( meaning) peut permettre de tout supporter, mais pour cela il faudrait croire au fait que la vie a un sens.
    Si comme moi tu penses que nous ne sommes que des hommes qui vivons et mourrons et que dans 2000 ans notre existence sera tres vite oubliée… La notion de sacrifice pour une idéologie non visible encore est …..
    Est-ce que je mourrai pour les droits des femmes …… est ce que j’aurai fait partie de celle qu’on a fouetté ……Aurais-je accepté de supporter cela for a greater good ?
    Lol très honnetement celle que je suis aujourd’hui te dit non. Tout comme je ne m’interesse pas à la politique et ce malgré son importance ( elle Citoyenne). Thats not my calling en tout cas.
    Mais je maintiens , c’est le meaning qui te fait endurer. Tu veux devenir X, changer evoluer…. c’est le meaning qui te donne cette force et cette foi.
    Je suis une grande adepte de la thérapie qu’il propose. et ce depuis Maya Angelou : If you don’t like something, change it. If you can’t change it, change your attitude.
    Ca et le fait d’apprendre a accepter ce qui vient sans forcement penser qu’il y a une raison ( battement d’un papillon qui crée ma situation mdr)
    Il y aune partie du bouquin que j’oublie et qui m’a le plus touché. Je ferai un message sur cela.
    A bientôt

    1. Tu as une grande connaissance de toi-même et de tes limites, ou des limites de ce que tu peux supporter. Ton commentaire est d’une grande lucidité, tu ne te mens pas à toi-même. C’est une grande force.

      1. Ahaha à force, de ne pas tenir tes propres engagements, tu commences à voir quelles sont tes limites. krkrkrkr.
        Mais en effet, j’essaye de ne pas me mentir. Je déteste la sensation de m’être bercée d’illusions, la chute est extremement douloureuse et comme j’ai dit plus haut, je ne suis pas bonne avec la douleur.
        Alors une des partie du livre que j’ai beaucoup apprecié c’est le lacher prise sur la vie, ou simplement parfois laisser la vie décider. Et je suis entièrement d’accord avec lui quand il dit que certaines de nos plus grandes réussites ne sont pas toujours de notre fait. En toute honneteté certaines « bénédictions » nous tombent dessus. Je ne refute pas le hardwork et de tout faire pour pouvoir créer l’opportunité mais parfois …. On n’y ai strictement pour rien.
        Et le truc très important, plus important pour moi, dans ce bouquin a été le « stop your excuses ». Il ne l’a pas dit mais c’est ce que j’ai ressenti. Comme il l’a dit le corps est une machine incroyable. Ses limites sont vastes. Alors stop avec les il me faut 8h de sommeil sinon je ne serais pas productive, stop avec le « quand je rentre le soir je suis trop fatiguée pour ranger ». Le corps peut. Il peut vraiment, notre tête ne veut pas. ET c’est la tête qui forge le corps. Our Body isnt the limit…. It can be trained, et aussi il doit être chouchouté. Comme il a dit ,(je dis comme j’ai compris lol) :  » Tout nu, dans la douche en nous regardant, nous n’avions que nous, notre corps… ».

        1. J’aime le dernier paragraphe de ton commentaire. Depuis lundi je suis en mode excuses et je ne fous rien de ma vie en terme de productivité ! Ce matin j’ai attrapé l’ordinateur et je me suis mise au travail. The body is effectively not the limit. The brain is, and has always been. Merci de me le rappeler.

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