Sortir de la cuisine : plus facile à dire qu’à faire

12 minutes

Ces derniers temps je passe littéralement ma vie dans la cuisine.

J’ai opéré d’énormes changements dans notre alimentation à la maison et le petit humain est passé à la diversification alimentaire. Nous consommons plus de produits frais, ce qui requiert un ravitaillement hebdomadaire. Les repas du midi sont très souvent différents de ceux du soir, alors je cuisine. Beaucoup.

J’aime bien expérimenter de nouvelles choses à la cuisine, donc ce n’est pas vraiment lourd pour moi. En réalité ça dépend des jours. Parfois j’ai juste envie de faire… autre chose, et je me retrouve à cuisiner pendant des heures et des heures. J’ai cessé d’écrire entre autres pour cette raison. L’écriture n’est plus prioritaire. Je dois m’assurer que le petit humain ne manque de rien ; je dois travailler ; Digressions a lancé sa newsletter My Little Monde et son atelier d’écriture Lire utile pour écrire utile donc je dois m’assurer que les délais sont respectés ; mon fitness doit être fait ; je dois rentabiliser mon abonnement sur MasterClass et donc suivre des cours en ligne ; je dois lire…

Tout ceci devient lourd lorsque j’accuse du retard dans l’une de ces activités, lorsque je n’avance pas comme je le souhaite. La lourdeur se fait ressentir quand je dois faire autre chose que cuisiner mais que je ne peux pas. Mon engouement pour les épices et les fumets laisse place à la frustration et mon humeur s’obscurcit. Cela dure parfois des jours.

Je ne me suis pas aperçue que je passais ma vie dans la cuisine. Le papa du petit humain me l’a fait remarquer hier. Il ne supporte pas que je délaisse mes occupations pour des travaux domestiques, surtout lorsqu’ils ne sont pas essentiels. Je dois avouer que j’ai rejeté son observation. Vous le savez déjà, lorsque des mots s’opposent à ma réalité ils sont immédiatement rejetés. Je les nie, mais ils me hantent, ce qui m’oblige à  mener une profonde réflexion.

Je ne sais si mes propos feront sens, mais j’essaierai d’encoder ma pensée au mieux. Nous aborderons des questions scientifiques, donc accrochez-vous !

Dans ma tête et dans mon corps être à la cuisine était mon devoir. Je devais me brûler les doigts au quotidien pour que nous puissions manger. Ma victoire était que tout soit prêt avant midi. L’extase. Mais aussi la déception lorsque ceux pour qui j’ai cuisiné n’avaient pas faim à midi… et préféraient manger plus tard. Je le ressentais comme un échec personnel. N’avais-je pas fait ce qu’il fallait ? Devais-je recalibrer les heures ? Le repas n’était-il pas attrayant ? N’était-il pas bon ? Je me levais chaque jour avec les questions suivantes à l’esprit : « Quelle heure est-il ? Le repas sera-t-il prêt à l’heure ? Sera-t-il bon aujourd’hui ? Sera-t-il apprécié ? ».

Je rejette profondément l’appellation « femme », mais je suis considérée comme fille/femme depuis ma naissance. J’ai été élevée comme telle et pendant toute la période de mon développement en tant qu’humain, j’ai été exposée à un contenu (quel que soit sa forme) qui dicte une certaine règle de conduite à la femme.

Je fais partie de ceux qui brisent les codes, de ceux qui se battent au quotidien pour vivre leur vie selon leurs propres termes. Je me suis débarrassée des différentes couches qui enrobaient mon moi intérieur, celle que je suis une fois que la majorité des règles imposées sont explosées. J’y suis arrivée au prix de mes larmes et de crises de dépression indescriptibles.

Se débarrasser de ces couches ne signifie pourtant pas les faire disparaître. Elles me restent au-dessus de la tête comme une épée de Damoclès, prêtes à m’enrober une fois de plus si jamais je baisse la garde.

Tout changement est susceptible de faire tomber l’épée sur ma tête, de faire remonter de mon subconscient tous ces éléments que ma conscience rejette.  J’ai été faite femme, et je me bats au quotidien pour ne pas en être une. Je déteste « femme » et je ne m’identifie pas « femme ». Pourtant il suffit d’un instant d’inattention pour que « femme » prenne ma place.


Rééquilibrer mon alimentation a été un grand changement pour moi.

Gérer son corps jeune et exempt de grossesse est bien différent de gérer ce même corps avec quelques années en plus et un ou de nombreux bébés au compteur. Je ne parle pas ici de « retrouver » mon corps. La cicatrice de ma césarienne est ma victoire sur moi, sur la vie, sur les traumatismes familiaux générationnels. Je ne veux pas « retrouver » mon corps, je ne veux pas d’un corps sur lequel elle n’apparaîtrait pas. Je veux un corps sain et en forme. Je ne me reconnais pas lorsque mon ventre n’est pas aussi plat qu’une planche à repasser. Je veux me reconnaître.

Alors je me suis grandement investie dans ce rééquilibrage alimentaire, tout comme je suis investie dans la diversification alimentaire du petit humain. A cause de l’anxiété créée dans l’attente de résultats (et si ça ne marchait pas ?) j’ai perdu de vue mon équilibre et « femme » m’est retombée dessus. Son installation a été facilitée par le fait que la tâche à accomplir est souvent considérée comme sienne. 

Manger et surtout faire manger était (re)devenu l’unité de mesure de ma valeur en tant que parent et compagne. Je me souviendrai toujours de cette phrase entendue je ne sais plus où : « Une vraie femme est une femme dont le mari et les enfants ne manquent de rien. » Je peux la rejeter autant que je le veux, mais elle caractérise « femme » dans ma réalité, que cette réalité soit rejetée ou embrassée. 

Il me fallait les nourrir, quitte à cuisiner 3 fois par jour.

Devoir et frustration forment un tandem explosif, un tandem qui peut plonger dans la pire des noirceurs. Faire ce qu’on croit devoir faire au mépris de ce qu’on a à faire ou qu’on veut vraiment faire brise le cœur, mais aussi l’esprit. Le dernier texte publié sur le blog en est la preuve.

L’unité de mesure de ma valeur était à l’origine d’une énorme frustration, frustration que je ne savais exprimer que par des crises d’humeur et une lente mais sûre descente vers un épisode dépressif. Pourtant il n’y avait aucun moyen pour moi d’arrêter ou de m’en sortir. Mes journées étaient rythmées par les longues heures passées aux fourneaux.


Je lis en ce moment le dernier livre de (l’illustre) Seth Godin intitulé Linchpin : Are You Indispensable

J’en suis à la partie où il parle de la résistance, concept vulgarisé par Steven Pressfield dans son livre The War of Art : Break Through the Blocks and Win Your Inner Creative Battles. Dans cette partie, Seth Godin parle longuement du lizard brain, ou cerveau reptilien. Selon la théorie du cerveau triunique, le cerveau humain s’est développé à travers l’apparition de 3 cerveaux distincts au cours de l’évolution de l’espèce. Le cerveau reptilien est le tout premier, celui grâce auquel l’espèce humaine a perduré.

Le cerveau reptilien est celui qui contrôle les comportements primitifs, dont le recul face à la peur/l’inconnu ou l’autoprotection face au danger. Il est celui qui nous fait penser que notre zone de confort est la seule valable car elle est sûre. On la connaît déjà, rien ne peut nous surprendre à l’intérieur. Pourquoi en sortir quand tout ce qui est  hors de cette zone est potentiellement effrayant ?

Le cerveau reptilien est celui qui nous convainc que ce boulot merdique est au moins safe, alors pourquoi prendre des risques ? Il est celui qui nous fait croire que ce mec qui nous bat ne doit pas être quitté : que se passerait-il avec un autre mec ? Il vaut mieux gérer le diable qu’on connait que courir vers l’ange inconnu. Inconnu. Le cerveau reptilien déteste ce mot/ce concept/cette réalité.

Mon cerveau reptilien a pris le dessus lorsque j’ai décidé de rééquilibrer mon alimentation.

Je n’avais jamais pensé avoir à retoucher mon alimentation. Je ne suis pas une grosse mangeuse, et je fais du sport depuis longtemps. Pendant la grossesse je me consolais avec du chocolat, et quand j’avais la possibilité de manger je me gavais littéralement. Ça m’apaisait. Je n’ai pas pris de poids pendant ma grossesse. Sauf que ces habitudes me sont restées après. Le cerveau reptilien s’y était habitué. Consolation est le maître-mot ici. La bonne nourriture m’apaisait durant la période tumultueuse de grossesse. Sensation de bien-être grâce à quelque chose de familier, même si ce quelque chose est négatif.

Lorsque je me suis décidée à changer mes habitudes alimentaires, de changer carrément les menus chez moi, je n’ai pas mesuré l’importance de la décision. Je pensais qu’il s’agissait juste de manger différemment. En réalité non. Ça allait bien au-delà. Il me fallait laisser derrière moi des habitudes qui m’ont permis de tenir le coup pendant une période de secousses internes. Il me fallait abandonner un mécanisme de défense, et pour y arriver je me suis mise en mode pilotage automatique.

Je vous l’ai dit, il suffit de baisser la garde une demie seconde pour que l’épée de Damoclès nous retombe dessus. Le cerveau reptilien avait besoin d’un terrain connu pour supporter ces changements. Le caractère positif ou négatif du terrain ne l’intéresse pas. Il a juste besoin d’être dans un espace qui lui semble familier. Alors il s’est servi de ce qui était à sa portée.

Tout se jouait dans la cuisine.

Cuisiner, oui, mais selon des codes familiers, bien que rejetés. Etre « femme » et cuisiner comme « femme »

Je me suis littéralement noyée dans mes marmites. J’ai aimé et continue d’aimer la découverte de nouvelles recettes et de nouvelles saveurs, ce qui a rendu la chose encore plus compliquée : comment expliquer qu’on est frustré par quelque chose qui sait nous faire plaisir ? Comment expliquer que c’est un devoir alors qu’on a très bien vécu des mois durant sans que ce n’en soit un ?

Le cerveau reptilien (tout comme le cerveau limbique) a apparu avant la maîtrise de la parole. Il ne traite pas l’information de la même façon que le néocortex qui lui régit la parole et d’autres choses que vous découvrirez si vous faites quelques recherches. Pendant des millions d’années, l’humain n’a pas eu à exprimer ses ressentis. Les vivre suffisait largement.  La parole a vu le jour pour une communication entre les personnes, pas forcément avec soi-même. Alors les mots et très souvent leur sens sont limités quand il s’agit du soi.

Savoir ceci m’a permis de comprendre pourquoi je n’arrive pas à encoder la majorité de mes ressentis. La chair de poule quand je me retrouve en face d’une personne jamais vue mais qui ne m’inspire aucune confiance. Mes cheveux qui se dressent lorsque l’ambiance change dans une pièce alors que rien n’a bougé. Comment l’expliquer ?

Je me suis donc noyée dans mes marmites, inconsciemment tiraillée entre le « devoir » et mon « affranchissement ».


Lorsque j’ai pris mon clavier aujourd’hui, je comptais parler des méfaits du conditionnement.

Le conditionnement est un processus psychologique qui apprend aux gens à réagir ou penser d’une certaine manière lorsqu’ils font face à une situation donnée. Un adulte qui a été un enfant très enjoué s’empêchera de rire en public parce que ses parents lui ont martelé qu’être tout le temps enjoué n’est pas « une bonne habitude ». Un homme sera infidèle parce que tout ce qui l’entoure lui a appris que c’est sa nature. Une femme cuisinera jour et nuit parce qu’il lui a été inculqué que c’est son rôle. 

Il faut des années pour s’en sortir lorsqu’on a été conditionné. Il faut exploser ses certitudes, se battre au quotidien contre son cerveau reptilien (sachant qu’il est le cerveau dominant) pour ne pas végéter dans les travers. Il faut rester alerte pour ne pas sombrer une nouvelle fois.

Le milieu connu est toujours plus attrayant. On y est… en sécurité. Que se passerait-il si cette personne autrefois enjouée se remettait à rire quand elle en ressent l’envie ? Elle ne le sait pas. Pour le savoir il faut faire quelque chose d’interdit, de mal. Il faut aller au-delà la peur. Ça a l’air facile lu comme ça, mais en réalité c’est l’enfer. 

Le questionnement, la tête qui bouillonne, l’analyse du regard de chaque personne connue ou rencontrée.

L’enfer.

Toute personne conditionnée qui s’en est sortie retombe dans les travers de sa situation précédente lorsqu’elle est déséquilibrée. C’est normal. C’est naturel. Je me suis demandée aujourd’hui s’il était intelligent pour moi de m’auto-flageller une fois que j’ai compris la source de ma mini dépression.

La réponse est non. Je ne peux me détester pour une réaction aussi naturelle qu’humaine. 


PS : peu de gens le savent, mais il est possible de surligner des passages des articles, comme c’est le cas sur Medium. Ce serait bien d’utiliser cette fonctionnalité pour que je sache quelles sont les parties du texte qui ont retenu votre attention. Et puis, il faut bien que mon argent serve à quelque chose puisque j’ai payé pour cette fonctionnalité !


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5 comments
  1. Hier je me coiffais quand je me disais mince çà fait longtemps tu n’as pas cuisiné hein, tu manges dehors tout le temps… du coup je ne compte pas mes dépenses et c’est un gros pb car je ne gère pas bien mes finances.
    Mais qui va aller faire les courses, nettoyer, poser tout çà au feu, ranger, nettoyer? massaaaaaaa c’est long !

    Si je peux cuisiner 2 à 3 fois par semaine, çà serait déjà bien. J’ai voulu dire qu’Allah m’aide mais c’est pas à lui de m’aider mais à moi de me discipliner… et je le ferai pour moi d’abord. Maintenant l’homme vient, il va devoir entrer dans les 2-3 jours et aimer cuisiner hein, c’est un besoin vital pour chaque genre.

      1. Hi @Befoune. I’m nobody, but (sorry for you), I really approve his decision 🏃🏾🏃🏾🏃🏾😂😂😂👌🏾👌🏾👌🏾. Soutien à lui; Suis fan, pour avoir déjà eu à « chasser » avec affection, pour la bonne cause.🙈
        Bon début de semaine

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