« Aujourd’hui je sais que je n’ai pas à m’inquiéter pour toi ».
Family
Quel est le regard que je porte sur mes parents ?
Cette question me trotte dans la tête depuis quelques jours.
Ce qui n’est que normal, étant donné les récents événements.
La relation parents-enfants ne m’a jamais vraiment intéressée. On y pense généralement que lorsqu’on se considère soi-même comme un (futur) parent, ce qui n’a pas été le cas pour moi. Je n’ai donc jamais vraiment pris le temps de réfléchir aux répercussions des actions et décisions de mes parents sur moi, car il n’était ni question de reproduction, d’amélioration ou d’exclusion.
Le fait de porter un enfant m’a obligée à me tourner vers ce pan aussi inconnu qu’ignoré. La question de fond était quelles sont les véritables raisons pour lesquelles je ne veux pas d’enfants, pourquoi est-ce que je ne veux pas fonder de famille ? Le processus a été déchirant. Il m’a fallu déterrer des souvenirs que je ne savais même pas avoir, des aversions qui m’étaient inconnues. Peut-être pas inconnues, mais trop enfouies pour que je prenne conscience de leur existence.
Mon refus de fonder une famille vient de croyances personnelles et d’attentes de la vie qui ne cadrent pas avec une appartenance à une famille pas qui serait mienne, car je fais partie d’une famille, mais dont je serais à la tête. Ma vie a été cadrée selon des principes de liberté et d’égoïsme profondément ancrés dans mon subconscient. Mais que je le veuille ou non, la base de ce refus d’être mère est familiale.
Mes parents ont eu beaucoup d’enfants. Plus d’un c’est le pluriel, dont nous dirons qu’ils en ont eu beaucoup. Alors ne vous inquiétez pas, aucun de mes deux parents ne m’a poussée à vouloir rester célibataire, sans enfant et sans attache. La cellule familiale et son fonctionnement a été mon premier modèle d’une vie en communauté, et je peux vous assurer que j’ai vécu heureuse et entourée par de nombreuses personnes de divers horizons. Ma mère a un sens très élargi de la famille. J’ai même un grand-frère congolais, c’est vous dire !
Pourtant, au-delà des modèles vus et vécus, il y a ceux ressentis. Le poids des décisions, mais aussi celui des actions. Chaque pas que fait un parent affecte son enfant, positivement ou négativement. Chaque décision prise pour soi ou pour le bien de la famille peut laisser de profondes cicatrices aux enfants, cicatrices dont il est possible qu’ils ignorent totalement l’existence jusqu’à leur mort. Ça aurait été mon cas si ce petit humain n’avait jamais élu domicile dans mon corps.
Mes parents ont fait des choix de vie qui ont parfois été difficiles, voire incompréhensibles pour moi. Pourtant je ne leur en veux pas. Ça n’a pas toujours été le cas. Ma mère m’a dit une fois, alors que nous regardions un film, « Un parent malheureux ne fait pas un enfant heureux. » Cette croyance est profondément ancrée en elle, tout comme le fait qu’où qu’il soit et quelle qu’ait été la gravité de la situation, un enfant retrouve toujours le chemin vers son parent. Mon histoire de vie lui a donné raison.
Evoluer dans la vie avec cet enseignement maternel m’a permis de comprendre mes parents. Ca n’a pas été le cas durant mes jeunes années mais aujourd’hui, avec la maturité et les expériences que j’ai eues, j’ai compris que nous sommes humains avant d’être quoi que ce soit d’autre. Mes parents sont humains, et ils avaient le droit, et même le devoir de définir ce qu’était le bonheur pour eux, tant individuellement qu’ensemble.
Ma venue au monde ou celle de mes frères ne fait pas d’eux des êtres qui auraient dû se laisser mourir pour nous laisser assez d’espace pour vivre. Il s’agissait de cohabitation et non d’assassinat au propre comme au figuré. Choisir son bonheur personnel fait mal à l’entourage immédiat d’une manière ou d’une autre, qu’on le veuille ou non. Mais mes parents avaient le droit d’être heureux et de parfois décider de se focaliser sur eux d’abord plutôt que sur nous.
Un parent malheureux ne fait pas un enfant heureux.
Je n’ai jamais été un enfant malheureux.
Nous nous plaignons très souvent que les parents cherchent à vivre leur vie par procuration. Ils veulent pour nous ce dont ils ont toujours rêvé pour eux-mêmes et qu’ils n’ont jamais pu avoir. Certains parents veulent que leurs enfants soient médecins parce qu’eux n’ont jamais eu accès aux études. D’autres sont très présents dans la vie de leurs enfants et pèsent chacune de leur décision au quotidien parce qu’ils ne veulent pas que leurs enfants fassent les mêmes erreurs qu’eux. Ce type de dysfonctionnement très lourd à vivre est souvent le seul mentionné lorsqu’il s’agit des relations parents-enfants. L’influence des parents sur les enfants.
Ce dont on parle peu c’est le jugement que nous portons sur nos parents. Un jugement très dur la plupart du temps. Nos parents doivent être parfaits. Ils sont nos premiers modèles, ceux qui nous ont faits, et ne doivent de ce fait avoir aucun défaut. Mon père aurait dû… Ma mère aurait dû… Nous réécrivons leur vie de nos propres stylos, n’hésitant parfois pas lorsque nous atteignons l’âge adulte à leur jeter au visage tous les manquements que nous avons notés. Leurs échecs, ou ce que nous considérons comme leurs échecs deviennent notre arme de combat contre eux, combat dont nous n’avons pas souvent conscience.
La vérité est que comme nous, nos parents ont une histoire personnelle. Des douleurs. Des blessures. Des traumatismes. De lourds poids qu’ils portent sur leurs épaules, un poids auquel s’ajoute celui de leurs décisions de vie. Ils ont aimé. Ils ont été déçus. Ils ont été influencés par l’histoire de leurs parents qui, dans les années 40-50-60 n’étaient pas forcément aussi appréciables qu’aujourd’hui. Ils ont vécu à une époque qui a forgé leur conception de la vie. Ils sont parfois plus attachés aux normes sociales que nous, et ils sont très souvent emprisonnés par une culture que nous, nous avons la liberté de minimiser et même de rejeter.
Nos parents sont des humains avant d’être nos parents. Ils ont vécu toute une vie avant notre arrivée, une vie dont nous ne savons parfois rien. Ils ont vécu après notre venue au monde des combats dont ils ne nous ont jamais rien dit. Ils ont pleuré dans leur lit la nuit après s’être assurés que nous étions confortablement installés dans le nôtre. Ils ont dit oui alors qu’ils ne rêvaient que de dire non et, surtout, ils ont eu moins de liberté que nous sur tous les plans.
Accepterions-nous d’être jugés par eux ? Accepterions-nous qu’ils nous évaluent selon les codes d’une société dans laquelle ils ont vécu et qui pour nous n’existe plus ? Alors pourquoi nombre d’entre nous sont-ils prêts à décider de la positivité ou de la négativité des choix de vie de nos parents alors que nos propres choix de vie sont défendus bec et ongles ?
Un parent malheureux ne fait pas un enfant heureux.
Je l’ai entendu de la bouche de ma mère, mais il m’a fallu plusieurs années pour comprendre la portée de cette phrase. Mes parents ont fait des choix qui ont eu des répercussions inqualifiables pour moi. Parallèlement, ils ont créé autour de moi un environnement qui me permet de faire mes propres choix et de prendre ma propre route. Me limiter à l’évaluation de leur vie c’est ne pas faire honneur à leurs efforts. Leur vie à eux n’a pas d’importance. Seuls comptent les armes qu’ils ont mis à ma disposition pour vivre la mienne.
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Comment est-ce que je veux qu’on se souvienne de moi une fois que je serai morte ?
Ca n’a absolument aucune importance.
Je ne peux pas gérer les situations auxquelles je dois faire face sur terre, et gérer en même temps celles qui surviendront éventuellement une fois que je serai sous terre. C’est tout simplement impossible.
J’ai perdu ma grand-mère aujourd’hui. Ou plutôt hier, étant donné que le texte sera publié demain. Je ne peux le publier ce soir. Demain matin je me rendrai certainement compte qu’il y a des choses que je n’ai pas envie de partager, alors je les effacerai. Oui, ça arrive parfois, on ne peut pas toujours tout dire.
Je n’ai jamais été proche de ma grand-mère. Je peux compter le nombre de fois que je l’ai vue, ce qui signifie que ça ne va pas au-delà de 35. Ce n’était pas une femme très commode. Elle était particulièrement querelleuse, et ne se laissait faire sous aucun prétexte.
Ma mère ne savait comment m’annoncer son décès. Elle pensait que j’allais m’effondrer. La vérité est que j’ai ri quand elle me l’a dit. Et j’ai lancé un “Nooooooon” d’étonnement. Ma réaction renvoie directement à ma question de départ : “Comment est-ce que je veux qu’on se souvienne de moi une fois que je serai morte ?” Qu’est-ce que je retiens de ma grand-mère ?
J’en ai voulu à mes parents toute ma vie de m’avoir donné le nom de quelqu’un d’autre. J’ai toujours trouvé qu’ils ne s’étaient pas donnés beaucoup de peine. J’aurais préféré qu’ils se concertent et me trouvent tous les deux un nom, plutôt que de plaquer celui, et même ceux de quelqu’un d’autre sur mon acte de naissance. Anne Marie C. Et même M. Et rien de tout ça n’était à moi. C’était à ma grand-mère.
Ces noms que je n’ai jamais vraiment appréciés que très tard, elle les portait fièrement et interdisait à toute personne, elle comprise, de parler d’elle en utilisant “certains” de ses prénoms. C’était Anne Marie C. Ou quand elle était très fâchée, Anna M. “Moi Anna M., on ne me traite pas de cette façon !” C’est comme ça que ma mère m’appelle. Anna M.
Je me souviens, quand on était enfants, ma sœur avait un caractère exécrable, et ma mère se demandait parfois si ce n’était pas elle qui aurait dû s’appeler Anne Marie C. Et même M., ce M que seuls les gens vraiment, mais alors vraiment proches de moi utilisent. Au fil des ans il s’est avéré que non. J’avais été bien nommée. Bien que je ne l’accepte que ce soir, alors que ma grand-mère est déjà partie.
J’ai ri lorsque le décès de ma grand-mère m’a été annoncé. Parce que la première chose qui m’est venue à l’esprit c’est sa copine et elle démontant le comptoir d’un bar à mains nues parce que le barman avait manqué de respect à ma grand-mère. “Moi, Anne Marie C., on ne me parle pas comme ça !!!”
Mon père avait trouvé cette situation honteuse. Les gens autour se délectaient du spectacle. Et moi je regardais, effarée. Comment chacune de ces personnes se souvient-elle de cette scène aujourd’hui ? Ma grand-mère n’a aucune influence dessus. Qui sait ? Victor Hugo ne voulait peut-être pas qu’on se souvienne de lui comme de celui qui a écrit Le dernier jour d’un condamné. Jacques Prévert détestait peut-être son poème Le désespoir est assis sur un banc. Mais ce sont les premières choses qui me viennent à l’esprit quand j’entends leur nom ou quand je pense à eux. Oui, je pense parfois à Jacques Prévert. Mais ça, c’est une toute autre histoire.
Je me souviens aujourd’hui de cet accès de colère de ma grand-mère avec beaucoup de fierté. On ne lui marchait pas sur les pieds. Personne. Pas même son mari, et aucun de ses 14 enfants. Elle était pourtant fille unique. Son mari aussi. Je me suis toujours demandée s’ils voulaient se venger de la vie en faisant autant d’enfants. Je ne le saurai jamais, les deux ne sont plus.
Tous les souvenirs que j’ai de ma grand-mère me font rire. Elle criait sur quelqu’un dans la moitié d’entre eux, et elle me regardait en se demandant quelle mesquinerie elle allait me faire subir dans l’autre. Ma grand-mère était spéciale. Je me souviens une fois, je me suis installée pas loin de chez elle pour quelques mois. Je ne suis pas allée la voir, je pensais qu’elle n’en aurait eu aucune envie de toute façon. Un jour son gardien a débarqué avec un message. “Ta grand-mère te fait dire que quelle qu’ait été la faute qu’elle a commise, elle demande pardon.”
Je n’ai pas attendu la fin du message. J’ai sauté sur une moto et je suis allée immédiatement demander pardon. Le message était clair. Comme on dit chez moi, “j’étais morte en guerre”. Elle m’a accueillie avec un sourire narquois. “Donc tu es à Yaoundé ?” Une femme qui venait de me faire parvenir une menace à peine voilée ! Je me suis immédiatement confondue en excuses, prête à pleurer s’il le fallait pour qu’elle oublie ce qu’elle considérait comme un affront.
C’est cet effet que faisait ma grand-mère à tout le monde. Il ne fallait pas la contrarier. Encore moins l’énerver. Ses frasques seront racontées encore longtemps, chacune plus étonnante que les autres.
Je rirai encore longtemps en pensant à ma grand-mère. La dame ne faisait rien de conventionnel. Elle s’était achetée un pick up, et exigeait de voyager dans un fauteuil en rotin à l’arrière, dans la benne couverte d’une bâche. Qui fait ça ? Comment pleurer lorsqu’on y pense ? Une vieille dame traversant tout Yaoundé dans un fauteuil en rotin à l’arrière d’un pick up ?
Voilà comment je me souviens d’elle. La dernière fois que je l’ai vue, elle m’a toisée en me disant que non seulement je venais chez elle sans prévenir, mais en plus je venais à une heure tardive ! Si j’étais venue plus tôt j’aurais pu lui faire les ongles et les cheveux ! C’était l’année dernière.
Je ne crois pas qu’elle ait pensé à moi sur son lit de mort, encore moins à la manière dont je me serais souvenue d’elle. Elle avait certainement d’autres chats à fouetter, et des arrière-petits-enfants à embrasser. Je ne pense pas, vu la relation distante que nous avions, qu’elle aurait pu imaginer que j’ai des souvenirs d’elle. Elle a dû oublier son vacarme ce soir-là, dans ce bar-là. Pourtant je m’en souviens, moi, le cœur rempli d’orgueil. J’ai eu une grand-mère atypique !
Alors non, la manière dont on se souviendra de moi quand je mourrai n’a pas d’importance pour moi, car je n’ai et n’aurai absolument aucune influence sur les souvenirs des gens. Ce dont j’ai été fière fera peut-être la tristesse de ceux qui me sont chers. Ce que j’ai détesté fera peut-être leur orgueil. Ce que j’ai délaissé sera peut-être leur héritage. Ce à que je me suis accrochée n’aura peut-être aucune valeur pour eux.
Une chose est sûre, ils se souviendront de mon nom. Anne Marie C. ; Anna M. Ce que la majorité ne saura sans doute pas, c’est que ce nom n’a jamais vraiment été le mien. Il a appartenu à une femme bien plus admirable que moi, qui a marqué toute une époque à travers des générations au sein de sa famille et même au-delà. Ils ne sauront pas qu’il m’a juste été prêté, dans l’espoir que je serais aussi mémorable qu’elle.
Hello mon nom est Befoune et j’ai perdu ma grand-mère. Partagez cette histoire si vous l’avez aimée. Partagez-la quand même si ce n’est pas le cas. J’ai besoin d’encouragements. Vraiment.
Ma mère savait me foutre la honte.
Depuis le début, la règle ici est que je ne parle de personne d’autre que moi. Malheureusement (?) je me vois ce soir obligée de parler de ma mère, d’exposer quelqu’un d’autre que moi. Je n’ai pas vraiment le choix. L’étape à laquelle je suis dans ma vie aujourd’hui est intimement liée à ma mère. Pour la partager avec vous, je dois vous parler d’elle.
Comme je l’ai dit plus haut, elle savait me foutre la honte. Très souvent, je rêvais d’avoir une autre mère que la mienne. Mais vraiment. Une mère plus conforme, plus acceptable. Plus… normale.
Ma mère n’entrait dans aucun moule. Les gens autour d’elle l’appelaient Jeanne-Irène, à cause de son amour pour les sacs à main de marque (amour qu’elle a réussit par je ne sais quelle magie à me transmettre). Elle les portait dans le creux du coude, le bras plié en deux, comme Jeanne-Irène Biya, la première dame de mon pays à une époque, d’où le surnom.
Je n’ai connu ma mère que très tard. J’ai vécu avec elle tout le temps, mais je n’ai appris à la connaître que très tard. Je me rends compte ce soir en écrivant ce texte que mes souvenirs d’elle sont les moins clairs. Moi qui me rappelle de tout, je ne me rappelle que d’épisodes avec ma mère.
J’ai été une enfant choyée. Ma mère me protégeait de tout. Personne n’avait le droit de me frapper, si ce n’était elle ou mon père. Vers l’âge de 6 ans j’ai changé. Je n’ai jamais été une enfant très ouverte, je dois l’avouer, mais à cet âge-là je me suis coupée de tout. Je vivais de livres et d’eau fraîche. Je ressemblais plus à mon père, tant physiquement que dans les passions. Et je comprends aujourd’hui que je me suis attelée à cultiver cette différence. J’étais comme mon père. Ce parent absent qu’on a tendance à idéaliser. Je n’étais comme personne d’autre et je ne voulais être associée à personne d’autre que lui.
Les épisodes marquants dont je me souviens sont entachés par la honte que j’ai souvent ressentie. Ma mère refusait obstinément d’acheter une voiture. Alors nous étions parmi les seuls de mon école huppée à prendre un taxi. Un matin elle a quitté les beaux quartiers et s’est installée en périphérie, emportant toute la maisonnée avec elle. J’avais 6 ans. L’horreur. Je n’arrivais même pas à expliquer à mes amis (huppés) où j’habitais ! La honte !
Un des épisodes les plus clairs est une sortie avec ma mère. Je l’ai accompagnée dans un super marché. La queue était très longue ce jour là. Je devais avoir 7 ou 8 ans. Le tour de ma mère est arrivé. Elle a posé ses articles et a donné son argent à la caissière, qui lui a remis la monnaie et lui a dit cette phrase que je n’oublierai jamais : “Je n’ai pas 25 francs”.
Le pire est arrivé. Le pire pour l’enfant timide que j’étais qui, en public, priait chaque fois pour ne pas se faire remarquer.
Ma mère a annoncé clairement à la dame qu’elle ne bougera pas sans ses 25 francs. Les gens qui attendaient derrière elle se sont mis à gronder d’impatience. Ma mère s’est calmement retournée, et leur a répondu : “C’est où par terre-là ? Si quelqu’un ramasse 25 francs par terre, qu’il me les donne !”
Je pouvais mourir. Tout ce scandale pour 25 francs. Toute cette honte pour 25 francs. Pourquoi ? Elle gagnait pourtant très bien sa vie ! Mais elle n’a pas bougé d’un poil. Ce n’est qu’une fois cette pièce de 25 francs reçue que nous avons quitté le super-marché.
Je vous l’ai dit, je n’ai connu ma mère que très tard. Je suis passée sans transition aucune d’une petite fille timide à une adolescente effarouchée. Je n’écoutais personne, ne gérait personne. Les études avaient perdu leur importance, et je sombrais lentement mais sûrement vers un avenir questionnable. Ma mère n’avait pas beaucoup de place dans tout ceci. Je préférais nettement traîner dans les boîtes de nuit plutôt que de passer du temps à la maison.
La première chose que j’ai sue de ma mère est qu’elle est très taquine. Je me souviens de cette nuit-là, je devais avoir 17 ans. Ma petite soeur en avait environ 3, et ma mère lui bloquait le passage avec ses jambes. Plus la petite se fâchait, plus ma mère riait. Je l’avais déjà vue et entendue rire, mais ce soir-là c’était différent. Elle n’était pas entourée de gens, elle ne riait pas à cause d’une histoire ou un comportement drôle. Elle jouait. Elle s’amusait, mais vraiment.
J’étais vraiment étonnée. Je n’en revenais pas du tout.
Je me souviens lui avoir parfois offert de petites choses. Des laits de toilette, des parfums… mais elle ne les utilisait jamais. J’en avais déduit qu’ils n’étaient pas bienvenus. Ils trônaient dans sa chambre ou sa salle de bains durant des années. Peut-être ne voulait-elle simplement rien qui venait de moi.
Quelque temps après je suis allée à l’université, et mon petit frère s’est empressé de dégager mes affaires de ma chambre pour en faire son territoire. La première fois que je suis revenue en week-end, ma mère m’a simplement dit. “Il n’y a pas de place, tu dormiras avec moi.” Et j’ai partagé la chambre de ma mère pendant 6 longues années.
C’est à l’âge de 20 ans que j’ai su que ma mère n’aimait pas beaucoup le riz et qu’elle n’ouvrait pas les cadeaux. Elle les laissait traîner sur sa commode. Pratiquement tous. Pas parce qu’elle ne les aimait pas, mais parce qu’ils étaient pour elle tellement précieux qu’elle ne voulait pas y toucher. Alors elle les laissait là et les contemplait, sachant exactement qui lui avait offert quoi. En réalité mes cadeaux à moi n’étaient pas les seuls intouchés. Ils l’étaient tous.
C’est à l’âge de 20 ans que j’ai su que ma mère était drôle. On se tapait des barres dans la chambre jusqu’à pas d’heures. Elle me racontait tout ce que j’avais manqué comme épisode dans le quartier, ce quartier que j’avais détesté à l’âge de 7 ans, mais qui était devenu un univers à explorer, puis un vivier d’amis. La vendeuse de beignets (l’élément incontournable de tout quartier qui se respecte) avait fait ci. Le voisin avait fait ça à ses locataires. Et on se marrait à en pleurer.
C’est également à 20 ans que j’ai su que je pouvais et devais prendre soin de ma mère. Elle est très indépendante, très “je ne repose sur personne”. Alors je le faisais sans qu’elle ne s’en rende vraiment compte. Je balayais avant qu’elle ne pense à le faire. Je faisais sa lessive une fois qu’elle était sortie. Je faisais tout, quand j’étais là, pour qu’elle n’ait rien à faire. Le plus drôle ? Ce sont les appels que je lui passait quand elle était dehors après 19 heures : “C’est comment ? Tu ne rentres pas ? Tu as vu l’heure ? Il faut rentrer !” Je l’accompagnais quasiment partout quand j’étais là. C’est également à ce moment là que j’ai su qu’elle était une amie des plus fiables, toujours disponible en cas de besoin ou de coup dur, quel que soit le jour, quelle que soit l’heure.
Aujourd’hui plus que jamais, bien qu’à des milliers de kilomètres, j’apprends à connaitre ma mère. Pas à travers elle, mais à travers moi. C’est dans ma vie d’adulte, cette vie d’adulte que je me suis créée, que je comprends chacune, mais alors chacune des choses que ma mère faisait.
C’est quand je m’empêche de m’acheter un livre ou que je dois m’abstenir de faire une dépense parce qu’il y a des besoins plus urgents que je me rends compte que ma mère n’avait pas de voiture pas parce qu’elle n’en avait pas envie à cette époque, mais parce qu’elle était le pilier sur lequel reposait toute sa famille, tant proche qu’étendue. La quasi totalité des frais de scolarité, de soins, de maisons à réparer et de deuils à organiser reposait sur elle. Une voiture, ce n’était pas si important au final !
C’est lorsque je regarde mon salaire disparaître brutalement de mon compte en banque que je me rends compte de tous ces bonheurs d’enfant dont je n’ai pas su profiter parce qu’ils semblaient moins top que ceux des autres : enfant, je n’ai jamais mis de vêtements de seconde main. Je n’ai jamais eu de vacances sans voyage à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Je n’ai jamais eu faim. Je n’ai jamais eu froid. Je n’ai jamais manqué de rien. Je ne suis jamais allée dans une école publique. Mes frères n’ont jamais manqué de rien. Mes cousins n’ont jamais manqué de rien. La famille de ma mère n’a jamais manqué de rien. Pourtant elle n’était pas directeur de société. Elle a juste compris qu’il fallait travailler 4 fois plus et multiplier ses sources de revenus pour y arriver. Mes yeux d’enfants ne le voyaient pas.
Ils ne voyaient pas que la maison en périphérie était plus grande, plus belle et plus sécurisée que celle du quartier huppé que nous avions quitté. Ils voyaient juste que le quartier n’était pas assez chic. L’exigence de l’enfant égoïste. Je n’avais pas le sens des priorités à l’époque, et je dois avouer que je ne l’ai acquis que très tard. Est-ce une mauvaise chose ? Je ne pense pas. Je l’ai acquis quand j’ai eu assez de maturité pour le comprendre, et comprendre par la même occasion la vision long-termiste de ma mère.
Ces réalisations ne vont pas sans douleur. J’ai brisé le coeur de ma mère tellement de fois. Je l’ai déçue et désespérée encore plus de fois. Nous ne sommes pas de nature très expressive, alors je ne sais comment lui dire que je suis désolée d’avoir été la jeune effarouchée que j’ai été. Je ne le regrette pas, car cette étape a fait de moi celle que je suis aujourd’hui. Mais je suis désolée qu’elle ait eu à me subir, et très certainement à se demander si elle a été une mauvaise mère, ou si elle n’en faisait pas assez.
J’ai regardé un épisode de Red Table Talk de Jada Pinkett Smith il y a quelque temps. Elle parlait de la relation parent-enfant, et elle a dit quelque chose de très profond : un enfant a des frères avec qui jouer et des amis à qui se confier. Ses parents ne sont pas là pour être ses amis. Ils sont là pour lui offrir le cadre idéal pour grandir, quitte à être parfois détesté. Je comprends aujourd’hui quand je vais dans le sens contraire des volontés de mon neveu et de ma nièce que, comme ça a été le cas pour ma mère, mon rôle premier n’est pas de leur plaire à eux ou de me plaire à moi. C’est de leur offrir un cadre favorable à leur développement, qu’ils l’aiment ou pas. En ce sens, ma mère a été parfaite en tout point.
Je ne ressemble plus beaucoup à mon père, si ce n’est physiquement. En réalité j’ai toujours ressemblé à ma mère. Je n’ai juste jamais voulu me l’avouer. Je suis aussi têtue et effrontée qu’elle. Je suis aussi taquine qu’elle, et je n’aime pas beaucoup le riz. Les ressemblances vont bien au-delà, mais je ne peux les lister sans y passer la nuit.
J’apprends à connaitre ma mère à travers moi, à travers ma progression dans la vie, à travers ma résolution des problèmes que je rencontre, à travers les choix que je fais, à travers la personne que je deviens, les changements qui s’opèrent en moi chaque jour. Je n’ai jamais vu ma mère pleurer. J’ai longtemps pensé qu’elle avait “le coeur dur”. Peut-être tout simplement que, comme moi, les affres de la vie ont tari ses larmes. Peu-être que, comme moi, elle ne peut tout simplement plus pleurer.
Vous vous souvenez de cet épisode dans ce super-marché ? Le tapage que ma mère a fait pour une pièce de 25 francs ? Et bien je fais de même aujourd’hui. Il n’y a pas si longtemps encore, j’ai refusé de sortir d’un super-marché parce que la dame n’avait pas 10 francs. Elle m’a remboursé et m’a donné un bonbon. Je lui ai demandé ce que ça signifiait. “Je n’ai pas 10 francs.” J’ai calmement fait le pied de grue, jusqu’à ce que mes 10 francs me soient donnés. On ne ramasse pas ça par terre.
La première fois que ça m’est arrivé, je ne me suis rendue compte de la similitude avec l’histoire de ma mère qu’une fois hors du magasin. Et je me suis souvenue de son visage énervé quand elle m’a dit une fois ses 25 francs empochés : “Elles sont toujours comme ça ! Elles n’ont pas 25 francs ! Elles n’ont pas 10 francs ! A la fin de la journée elles peuvent tranquillement se faire 10 000 francs en arnaquant les gens de cette façon ! Elle ne me connait pas bien ! Heureusement qu’elle m’a donné mon argent celle-là !”
J’ai éclaté de rire toute seule dans la rue. Et je me suis rendue compte d’une chose. Au final, je suis ma mère. Cette femme que j’ai tant détestée, et qui est aujourd’hui “ma go sûre”, comme on dit chez moi.
Photo : James & Orchard Writing
Hello mon nom est Befoune et j’ai détesté ma mère. Partagez cette histoire si vous l’avez aimée. Partagez-la quand même si ce n’est pas le cas. J’ai besoin d’encouragements. Vraiment.