Ma mère, que j’ai tant détestée.

13 minutes
 

Ma mère savait me foutre la honte.

Depuis le début, la règle ici est que je ne parle de personne d’autre que moi. Malheureusement (?) je me vois ce soir obligée de parler de ma mère, d’exposer quelqu’un d’autre que moi. Je n’ai pas vraiment le choix. L’étape à laquelle je suis dans ma vie aujourd’hui est intimement liée à ma mère. Pour la partager avec vous, je dois vous parler d’elle.

Comme je l’ai dit plus haut, elle savait me foutre la honte. Très souvent, je rêvais d’avoir une autre mère que la mienne. Mais vraiment. Une mère plus conforme, plus acceptable. Plus… normale.

Ma mère n’entrait dans aucun moule. Les gens autour d’elle l’appelaient Jeanne-Irène, à cause de son amour pour les sacs à main de marque (amour qu’elle a réussit par je ne sais quelle magie à me transmettre). Elle les portait dans le creux du coude, le bras plié en deux, comme Jeanne-Irène Biya, la première dame de mon pays à une époque, d’où le surnom.

Je n’ai connu ma mère que très tard. J’ai vécu avec elle tout le temps, mais je n’ai appris à la connaître que très tard. Je me rends compte ce soir en écrivant ce texte que mes souvenirs d’elle sont les moins clairs. Moi qui me rappelle de tout, je ne me rappelle que d’épisodes avec ma mère.

J’ai été une enfant choyée. Ma mère me protégeait de tout. Personne n’avait le droit de me frapper, si ce n’était elle ou mon père. Vers l’âge de 6 ans j’ai changé. Je n’ai jamais été une enfant très ouverte, je dois l’avouer, mais à cet âge-là je me suis coupée de tout. Je vivais de livres et d’eau fraîche. Je ressemblais plus à mon père, tant physiquement que dans les passions. Et je comprends aujourd’hui que je me suis attelée à cultiver cette différence. J’étais comme mon père. Ce parent absent qu’on a tendance à idéaliser. Je n’étais comme personne d’autre et je ne voulais être associée à personne d’autre que lui.

Les épisodes marquants dont je me souviens sont entachés par la honte que j’ai souvent ressentie. Ma mère refusait obstinément d’acheter une voiture. Alors nous étions parmi les seuls de mon école huppée à prendre un taxi. Un matin elle a quitté les beaux quartiers et s’est installée en périphérie, emportant toute la maisonnée avec elle. J’avais 6 ans. L’horreur. Je n’arrivais même pas à expliquer à mes amis (huppés) où j’habitais ! La honte !

Un des épisodes les plus clairs est une sortie avec ma mère. Je l’ai accompagnée dans un super marché. La queue était très longue ce jour là. Je devais avoir 7 ou 8 ans. Le tour de ma mère est arrivé. Elle a posé ses articles et a donné son argent à la caissière, qui lui a remis la monnaie et lui a dit cette phrase que je n’oublierai jamais : “Je n’ai pas 25 francs”.

Le pire est arrivé. Le pire pour l’enfant timide que j’étais qui, en public, priait chaque fois pour ne pas se faire remarquer.

Ma mère a annoncé clairement à la dame qu’elle ne bougera pas sans ses 25 francs. Les gens qui attendaient derrière elle se sont mis à gronder d’impatience. Ma mère s’est calmement retournée, et leur a répondu : “C’est où par terre-là ? Si quelqu’un ramasse 25 francs par terre, qu’il me les donne !”

Je pouvais mourir. Tout ce scandale pour 25 francs. Toute cette honte pour 25 francs. Pourquoi ? Elle gagnait pourtant très bien sa vie ! Mais elle n’a pas bougé d’un poil. Ce n’est qu’une fois cette pièce de 25 francs reçue que nous avons quitté le super-marché.

Je vous l’ai dit, je n’ai connu ma mère que très tard. Je suis passée sans transition aucune d’une petite fille timide à une adolescente effarouchée. Je n’écoutais personne, ne gérait personne. Les études avaient perdu leur importance, et je sombrais lentement mais sûrement vers un avenir questionnable. Ma mère n’avait pas beaucoup de place dans tout ceci. Je préférais nettement traîner dans les boîtes de nuit plutôt que de passer du temps à la maison.

La première chose que j’ai sue de ma mère est qu’elle est très taquine. Je me souviens de cette nuit-là, je devais avoir 17 ans. Ma petite soeur en avait environ 3, et ma mère lui bloquait le passage avec ses jambes. Plus la petite se fâchait, plus ma mère riait. Je l’avais déjà vue et entendue rire, mais ce soir-là c’était différent. Elle n’était pas entourée de gens, elle ne riait pas à cause d’une histoire ou un comportement drôle. Elle jouait. Elle s’amusait, mais vraiment.

J’étais vraiment étonnée. Je n’en revenais pas du tout.

Je me souviens lui avoir parfois offert de petites choses. Des laits de toilette, des parfums… mais elle ne les utilisait jamais. J’en avais déduit qu’ils n’étaient pas bienvenus. Ils trônaient dans sa chambre ou sa salle de bains durant des années. Peut-être ne voulait-elle simplement rien qui venait de moi.

Quelque temps après je suis allée à l’université, et mon petit frère s’est empressé de dégager mes affaires de ma chambre pour en faire son territoire. La première fois que je suis revenue en week-end, ma mère m’a simplement dit. “Il n’y a pas de place, tu dormiras avec moi.” Et j’ai partagé la chambre de ma mère pendant 6 longues années.

C’est à l’âge de 20 ans que j’ai su que ma mère n’aimait pas beaucoup le riz et qu’elle n’ouvrait pas les cadeaux. Elle les laissait traîner sur sa commode. Pratiquement tous. Pas parce qu’elle ne les aimait pas, mais parce qu’ils étaient pour elle tellement précieux qu’elle ne voulait pas y toucher. Alors elle les laissait là et les contemplait, sachant exactement qui lui avait offert quoi. En réalité mes cadeaux à moi n’étaient pas les seuls intouchés. Ils l’étaient tous.

C’est à l’âge de 20 ans que j’ai su que ma mère était drôle. On se tapait des barres dans la chambre jusqu’à pas d’heures. Elle me racontait tout ce que j’avais manqué comme épisode dans le quartier, ce quartier que j’avais détesté à l’âge de 7 ans, mais qui était devenu un univers à explorer, puis un vivier d’amis. La vendeuse de beignets (l’élément incontournable de tout quartier qui se respecte) avait fait ci. Le voisin avait fait ça à ses locataires. Et on se marrait à en pleurer.

C’est également à 20 ans que j’ai su que je pouvais et devais prendre soin de ma mère. Elle est très indépendante, très “je ne repose sur personne”. Alors je le faisais sans qu’elle ne s’en rende vraiment compte. Je balayais avant qu’elle ne pense à le faire. Je faisais sa lessive une fois qu’elle était sortie. Je faisais tout, quand j’étais là, pour qu’elle n’ait rien à faire. Le plus drôle ? Ce sont les appels que je lui passait quand elle était dehors après 19 heures : “C’est comment ? Tu ne rentres pas ? Tu as vu l’heure ? Il faut rentrer !” Je l’accompagnais quasiment partout quand j’étais là. C’est également à ce moment là que j’ai su qu’elle était une amie des plus fiables, toujours disponible en cas de besoin ou de coup dur, quel que soit le jour, quelle que soit l’heure.

Aujourd’hui plus que jamais, bien qu’à des milliers de kilomètres, j’apprends à connaitre ma mère. Pas à travers elle, mais à travers moi. C’est dans ma vie d’adulte, cette vie d’adulte que je me suis créée, que je comprends chacune, mais alors chacune des choses que ma mère faisait.

C’est quand je m’empêche de m’acheter un livre ou que je dois m’abstenir de faire une dépense parce qu’il y a des besoins plus urgents que je me rends compte que ma mère n’avait pas de voiture pas parce qu’elle n’en avait pas envie à cette époque, mais parce qu’elle était le pilier sur lequel reposait toute sa famille, tant proche qu’étendue. La quasi totalité des frais de scolarité, de soins, de maisons à réparer et de deuils à organiser reposait sur elle. Une voiture, ce n’était pas si important au final !

C’est lorsque je regarde mon salaire disparaître brutalement de mon compte en banque que je me rends compte de tous ces bonheurs d’enfant dont je n’ai pas su profiter parce qu’ils semblaient moins top que ceux des autres : enfant, je n’ai jamais mis de vêtements de seconde main. Je n’ai jamais eu de vacances sans voyage à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Je n’ai jamais eu faim. Je n’ai jamais eu froid. Je n’ai jamais manqué de rien. Je ne suis jamais allée dans une école publique. Mes frères n’ont jamais manqué de rien. Mes cousins n’ont jamais manqué de rien. La famille de ma mère n’a jamais manqué de rien. Pourtant elle n’était pas directeur de société. Elle a juste compris qu’il fallait travailler 4 fois plus et multiplier ses sources de revenus pour y arriver. Mes yeux d’enfants ne le voyaient pas.

Ils ne voyaient pas que la maison en périphérie était plus grande, plus belle et plus sécurisée que celle du quartier huppé que nous avions quitté. Ils voyaient juste que le quartier n’était pas assez chic. L’exigence de l’enfant égoïste. Je n’avais pas le sens des priorités à l’époque, et je dois avouer que je ne l’ai acquis que très tard. Est-ce une mauvaise chose ? Je ne pense pas. Je l’ai acquis quand j’ai eu assez de maturité pour le comprendre, et comprendre par la même occasion la vision long-termiste de ma mère.

Ces réalisations ne vont pas sans douleur. J’ai brisé le coeur de ma mère tellement de fois. Je l’ai déçue et désespérée encore plus de fois. Nous ne sommes pas de nature très expressive, alors je ne sais comment lui dire que je suis désolée d’avoir été la jeune effarouchée que j’ai été. Je ne le regrette pas, car cette étape a fait de moi celle que je suis aujourd’hui. Mais je suis désolée qu’elle ait eu à me subir, et très certainement à se demander si elle a été une mauvaise mère, ou si elle n’en faisait pas assez.

J’ai regardé un épisode de Red Table Talk de Jada Pinkett Smith il y a quelque temps. Elle parlait de la relation parent-enfant, et elle a dit quelque chose de très profond : un enfant a des frères avec qui jouer et des amis à qui se confier. Ses parents ne sont pas là pour être ses amis. Ils sont là pour lui offrir le cadre idéal pour grandir, quitte à être parfois détesté. Je comprends aujourd’hui quand je vais dans le sens contraire des volontés de mon neveu et de ma nièce que, comme ça a été le cas pour ma mère, mon rôle premier n’est pas de leur plaire à eux ou de me plaire à moi. C’est de leur offrir un cadre favorable à leur développement, qu’ils l’aiment ou pas. En ce sens, ma mère a été parfaite en tout point.

Je ne ressemble plus beaucoup à mon père, si ce n’est physiquement. En réalité j’ai toujours ressemblé à ma mère. Je n’ai juste jamais voulu me l’avouer. Je suis aussi têtue et effrontée qu’elle. Je suis aussi taquine qu’elle, et je n’aime pas beaucoup le riz. Les ressemblances vont bien au-delà, mais je ne peux les lister sans y passer la nuit.

J’apprends à connaitre ma mère à travers moi, à travers ma progression dans la vie, à travers ma résolution des problèmes que je rencontre, à travers les choix que je fais, à travers la personne que je deviens, les changements qui s’opèrent en moi chaque jour. Je n’ai jamais vu ma mère pleurer. J’ai longtemps pensé qu’elle avait “le coeur dur”. Peut-être tout simplement que, comme moi, les affres de la vie ont tari ses larmes. Peu-être que, comme moi, elle ne peut tout simplement plus pleurer.

Vous vous souvenez de cet épisode dans ce super-marché ? Le tapage que ma mère a fait pour une pièce de 25 francs ? Et bien je fais de même aujourd’hui. Il n’y a pas si longtemps encore, j’ai refusé de sortir d’un super-marché parce que la dame n’avait pas 10 francs. Elle m’a remboursé et m’a donné un bonbon. Je lui ai demandé ce que ça signifiait. “Je n’ai pas 10 francs.” J’ai calmement fait le pied de grue, jusqu’à ce que mes 10 francs me soient donnés. On ne ramasse pas ça par terre.

La première fois que ça m’est arrivé, je ne me suis rendue compte de la similitude avec l’histoire de ma mère qu’une fois hors du magasin. Et je me suis souvenue de son visage énervé quand elle m’a dit une fois ses 25 francs empochés : “Elles sont toujours comme ça ! Elles n’ont pas 25 francs ! Elles n’ont pas 10 francs ! A la fin de la journée elles peuvent tranquillement se faire 10 000 francs en arnaquant les gens de cette façon ! Elle ne me connait pas bien ! Heureusement qu’elle m’a donné mon argent celle-là !”

J’ai éclaté de rire toute seule dans la rue. Et je me suis rendue compte d’une chose. Au final, je suis ma mère. Cette femme que j’ai tant détestée, et qui est aujourd’hui “ma go sûre”, comme on dit chez moi.

Photo : James & Orchard Writing

Hello mon nom est Befoune et j’ai détesté ma mère. Partagez cette histoire si vous l’avez aimée. Partagez-la quand même si ce n’est pas le cas. J’ai besoin d’encouragements. Vraiment.

10 comments
  1. Texte vivant, touchant, auquel beaucoup de lecteurs pourront s’identifier.
    Personnellement, ce récit me rappelle ma ressemblance avec mon père, ressemblance que j’ai tendance à rejeter, jusqu’à ce que je reproduise, des décennies plus tard , des scènes que je lui reprochais. Jusqu’à ce que je comprenne , étant maintenant père, les choix qu’il a pu faire, se privant tant pour sa progéniture.

    Merci Anne-Marie

    1. “Jusqu’à ce que je comprenne , étant maintenant père, les choix qu’il a pu faire, se privant tant pour sa progéniture.”

      Je vis actuellement la même chose.

  2. J’ai l’impression de vous lire sans prendre de respiration (ce qui ń’est pas possible disons-le). Et je me reconnais tellement dans ce récit! J’ai tellement reproché à ma mère de se donner pour ses frères qu’aujourd’hui je fais la même chose. Je tuerais pour ma famille et je suis capable de me ruiner pour mes frères et sœurs!

  3. Ce récit décrit clairement ce que beaucoup ressentent quand ils arrivent l’étape “adulte” de leur existence. C’est comme si je lisais tout ce que je pensais écrire moi-même. Et je comprends aussi qu’il est impératif de changer la ligne de transmission pour les générations futures (nos enfants). Dans la mesure où ils finiront certainement par faire les même choses que nous, il est, je pense, impératif pour nous de mieux communiquer ce que nous savons pour leur donner de meilleures chances. Communication is always the key. Bravo à nos braves parents pour ce qu’ils ont fait et continuent de faire pour nous. Chapeau befoune!

  4. Et oui, nos mères, voire nos père s ne sont pas parfaits, nulle part au Monde. La mère parfaite n’existe pas..Ou alors c’est la maman de certaines copines d’école ou du quartier…C’est toujours mieux ailleurs, l’herbe y est plus verte!
    Nos mères aussi ont peut-être pensé cela de nous, parfois. Nous aussi leur avons fait de la peine, notre mère et nous nous sommes parfois passées l’une près de l’autre, nous croisant mais sans nous rencontrer. Ou aussi parallèles, toujours sans rencontre, vers l’infini.
    Et puis un jour nous comprenons, très souvent à l’âge adulte.
    Et nos mères aussi ont été des enfants et certaines ont souffert…de leur propre parents.
    Quoi qu’il en soit la mienne paraissait dure et dominatrice, elle disait regretter de nous avoir eu, mon frère et moi…Pourtant elle nous aimait très fort et parfois trop. Elle seule a remarqué que j’avais sans doute un «  problème «  inidentifiable à l’époque , alors elle me protégeait en m’apportant des repas quand je travaillait . J’ai 75a, et je ne sais que depuis peu que j’ai vécu avec une malfaisante cérébrale.
    Moi , comme beaucoup je ne me suis pas «  écoutée »…Maman, ma petite Minoute de Mémoire Bénie, je pense à toi chaque jour depuis ton départ en 1997. J’aimerais tant être réunie avec toi,ne serait -ce qu’une petite heure, et que je te dise que j’ai compris et que je suis désolée, mais que je te dise aussi Merci à jamais, pour l’éternité réunies en D.ieu. Maman je t’aimais tant .
    Merci Madame pour ce que vous avez écrit.
    Merci à toutes.
    S

    1. Votre message me touche tellement ! La relation parent-enfant est tres souvent compliquee. De l’amour-haine, du ressentiment et de la reconnaissance, des paradoxes qui donnent une touche particuliere a chacune de ces relations, car aucune ne se ressemble. Votre message a votre Maman est profond. J’espere qu’elle continue de porter en elle, ou qu’elle soit, cet amour que vous avez pour elle.

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