Invisible tu es, invisible tu resteras

13 minutes

La nouvelle femme de ménage commence à travailler pour moi aujourd’hui. J’ai dû me séparer de l’ancienne. Je vous l’ai dit, son (absence de) sens de l’organisation me donnait des céphalées.

J’ai toujours pensé que je vivrais toute ma vie sans employé de maison. Je vivais seule, j’étais capable de maintenir mon petit espace comme il le fallait. Lorsque je me suis retrouvée enceinte du petit humain, il m’a fallu me résoudre à embaucher une femme de ménage. Des chutes d’énergie effrayantes m’empêchaient de lever le petit doigt. C’est toujours le cas d’ailleurs.

J’ai un rapport très particulier aux employés en général, et aux employés de maison en particulier. J’ai remarqué au fil des observations à quel point on fait d’eux des points centraux de la vie de famille. Il suffit qu’un employé de maison s’absente et c’est le chaos. La situation est la même qu’il s’agisse de la femme de ménage ou de la nounou.

Cette dépendance m’effraie.

J’ai mené une longue réflexion avant d’appeler l’agence qui m’a recommandée ma première femme de ménage (j’en suis à la troisième en seulement quelques mois). Quel rapport aura-t-on ? Quelles seront ses tâches exactes ? De quelle heure à quelle heure sera-t-elle dans les parages ?

Lorsque je vivais seule, ma dame de ménage venait 2 fois par semaine, pour 3 heures à chaque fois. Pas plus. Je ne la voulais pas dans ma cuisine ou dans mes armoires. Elle ne dressait pas mon lit. Son boulot se limitait au nettoyage, une chose que je pouvais faire même sommairement en cas d’absence. Il était hors de question de lui donner la clé de chez moi. Elle travaillait quand j’étais dans les parages. Si j’avais une indisponibilité alors elle avait congé. Tout simplement. 

Je ne voulais pas dépendre d’elle.

Je ne voulais aucune intimité entre elle et moi.

Il en valait de même pour la seconde, et il en vaudra de même pour la troisième.


L’expérience de la vie auprès des femmes de ménage m’a fait remarquer une chose effrayante : la dépendance qu’on a par rapport à elles rend aussi gentil que méchant. Tout va bien quand elles sont à notre service H24, le dos courbé toute la journée. On ne tarit pas de louanges pour elles lorsqu’on a des invités. Elles sont tellement présentes et performantes qu’elles finissent par faire partie du décor.

Tout change lorsqu’elles ont une indisponibilité. Comment osent-elles nous faire ça alors que nous avons besoin d’elles ? Comment osent-elles nous laisser tomber un lundi matin sans crier gare ? Qui va préparer les enfants pour l’école ? Qui va préparer le repas ? Qui accueillera le menuisier qui doit venir poser les nouvelles étagères ? Qui ? Nous on n’a pas le temps et l’autre ose être malade/prétendre que son fils va mal/aller au village pour un soit-disant décès ? Mais pour qui se prend-elle ?

Les relations que j’ai observées entre employés et employeurs lorsqu’il s’agit de travaux domestiques sont à mon avis malsaines. La dépendance abusive conduit très souvent à une chosification inconsciente de l’employé, et ce dès les premiers rapports. Le livre Chanson douce de Leïla Slimani présente parfaitement cette situation.


Chanson douce m’a été recommandé par mon amie Françoise. Je vous parle souvent d’elle. N’hésitez pas à la suivre sur Instagram et à la solliciter pour des recommandations de livres : elle lit énormément. Nous trainions dans une librairie, et je ne me souviens plus de la discussion qui nous a menée à l’achat de ce livre. Ce dont je me souviens par contre c’est la première chose qu’elle m’a dit à propos de l’histoire : « Au début du livre, la nounou tue les 2 enfants qu’elle garde, une petite fille et un bébé. »

À cette époque ma sœur avait une nounou, une petite fille et un bébé. Je me devais de comprendre le processus mental qui a mené à ce drame.

Ce livre a été une véritable révélation pour moi en ce qui concerne la relation employeur et employé de maison. Je vous le recommande vivement. Il est en grande partie à l’origine de mes décisions en ce qui concerne les prérogatives et les tâches de mes employés de maison.

Louise a été embauchée par Myriam alors que celle-ci voulait reprendre le chemin du bureau après des années à n’être rien d’autre qu’une maman. Le processus de chosification de l’employé est perceptible dès les premières conversations avec son entourage à qui elle confie son envie d’embaucher quelqu’un. On a par exemple cette déclaration d’une amie de Myriam.

« La nounou a 2 fils ici, du coup elle ne peut jamais rester plus tard ou faire des baby-sittings. Ce n’est vraiment pas pratique. Penses-y quand tu feras tes entretiens. Si elle a des enfants, il vaut mieux qu’ils soient au pays. »

Une employée de maison doit être disponible en tout temps. Elle est payée pour ça.

« Myriam accepte de se faire materner. Chaque jour, elle abandonne plus de tâches à une Louise reconnaissante. La nounou est comme ces silhouettes qui, au théâtre, déplacent dans le noir le décor sur la scène. […] On la regarde et on ne la voit pas. Elle est une présence intime mais jamais familière. Elle arrive de plus en plus tôt et part de plus en plus tard. Un matin, en sortant de la douche, Myriam se retrouve nue devant la nounou qui n’a même pas cligné des yeux. « Qu’a-t-elle à faire de mon corps ? se rassure Myriam. Elle n’a pas ce genre de pudeur. » »

Au final, Myriam et son mari se retrouvent avec une nounou à qui ils ont tellement délégué qu’ils ne savent plus rien de ce qui se passe dans la maison. Elle décide de tout. Elle décide même qu’ils gaspillent de la nourriture et nourrit les enfants avec des restes qu’elle récupère dans la poubelle alors qu’ils ont été jetés par Myriam. Une gêne s’installe, mais comment renvoyer Louise ?

La vie est tellement belle avec elle. Madame et Monsieur peuvent travailler aussi tard qu’ils le désirent. Ils n’ont pas à se lever aux aurores pour s’occuper des enfants, Louise est là pour ça. Ils peuvent inviter des amis à dîner tous les vendredis sans avoir à cuire un œuf ou nettoyer après leur passage : Louise fait divinement bien la cuisine et attend sagement que tout le monde s’en aille pour récurer l’appartement qu’elle a quasiment redécoré pour le plus grand bonheur de Myriam. Tout parait tellement plus spacieux !


Je veux rester maîtresse dans ma maison.

Je suis celle qui doit savoir où est quoi et comment quoi se fait le mieux. 

Mes employés de maison ne sont pas là tous les jours, et quand ils sont dans les parages, c’est pour des tâches précises définies par moi. Cette ligne directrice permet des relations saines. Aucune dépendance ne peut exister d’un côté ou de l’autre. Ma vie privée reste privée, et la leur reste la leur. Je n’en demande pas trop au point de laisser la place à une quelconque chosification.

Où je vis, il est d’usage que les nounous s’installent dans la maison et ne rentrent chez elles que le week-end (départ samedi soir et retour dimanche soir ou lundi matin très tôt) ou un week-end sur 2. Avant la lecture de ce livre, je trouvais cette situation idéale. Une aide en tout temps. Je trouvais même curieux que des gens ne fassent pas recours à des nounous ou alors qu’ils exigent qu’elle s’en aille tous les soirs passée une certaine heure.

Je ne comptais pas avoir d’enfant, alors je me disais que ça leur ferait certainement des corvées en moins, sans y réfléchir plus que ça.

Après lecture de ce livre, après observation de la vie avec une nounou de ce type dans les ménages et à présent que je me retrouve parent, je peux vous assurer que je n’envisage pas d’avoir quelqu’un chez moi H24 au point de ne plus avoir d’intimité. Je refuse de vivre avec quelqu’un que je ne connais pas pour avoir des « nuits paisibles ». Je refuse de déléguer tous les aspects de la vie du petit humain à quelqu’un d’autre que son papa. Je refuse de me soustraire à mes obligations pour avoir « plus de liberté ». Après je dois avouer qu’il est plus facile de penser ainsi lorsqu’on est 2 à prendre soin du petit humain. C’est certainement plus difficile pour les parents célibataires ou vraiment très occupés.

Je me souviens du regard étonné de mes amis lorsque je leur ai dit qu’il est hors de question que la nounou s’installe chez moi. Je me souviens également de leur étonnement lorsque j’ai dit que comme la dame de ménage, elle n’aura aucun accès à mes marmites : elle ne cuisine pas dedans, elle ne les lave pas. La cuisine, la vaisselle, le rangement de ma chambre et toute chose autre que le grand nettoyage nous incombent à nous, habitants de la maison. Chasse gardée.

« Est-ce que tu vas t’en sortir ? » est la première chose qu’ils m’ont demandée. Oui, parce que c’est ma maison. J’ai besoin d’une aide, pas d’une gouvernante. Oui, parce que je ne veux pas d’une maison toujours pleine de gens autres que ceux qui y habitent. Oui, parce que je veux qu’en tant que famille nous prenions soin les uns des autres, et que je ne souhaite pas déléguer cette tâche.

Je ne veux pas être informée de ce qui se passe dans ma maison par de tierces personnes. Je ressens en moi la grande différence entre :

« Le petit humain fait ses dents, il aura certainement de la fièvre aujourd’hui. Il faut y faire attention. » 

dit par moi, et

« Le petit humain a la diarrhée parce qu’il fait ses dents apparemment, j’espère que le week-end ne sera pas trop long pour vous ! Ciao ! »

lancé par la nounou avant qu’elle ne s’en aille le samedi soir.

Où je vis, les nounous sont l’ombre des enfants. Elles servent de porte-bébé ou de mains qui tiennent les petits. Elles vont partout avec les familles, et n’ont pas toujours droit aux mêmes privilèges. Combien de fois les voit-on enfermées dans les voitures sur les parkings de restaurants chics alors que les patrons y dînent avec les enfants ? Combien de fois les voit-on assises dans ces restaurants un petit à qui elles donnent à manger sur les genoux, alors qu’elles-mêmes ne mangent pas ?

Qui pense à l’effet que ça leur fait de savoir que 2 desserts commandés valent le montant de leur salaire mensuel ? Qui pense à l’effet que ça leur fait d’être traînées en grande surface alors qu’elles n’auront certainement jamais accès à ces produits que la patronne jette négligemment dans le chariot, agacée par cet enfant qui n’arrête pas de pleurer, heureusement loin de ses bras ?

Dans ce livre, la nounou tue les enfants et personne ne voit rien venir.

Personne ne tient compte du fait qu’elle ne semble pas avoir de vie privée tellement elle est toujours là, dans la maison. Personne ne se rend compte du changement de comportement, parce qu’au final ce n’est pas bien grave tant qu’on peut continuer à vivre sans se soucier du ménage et autre. Personne ne pose de question parce qu’elle est la nounou parfaite et fait très bien la cuisine.


Jusqu’à quel point cesse-t-on de voir les employés de maison tout simplement parce qu’ils semblent nous rendre la vie plus facile ?

Je me pose la même question chaque fois que je vois des balayeurs de rue ou des gens qui nettoient dans un magasin. Personne ne les regarde. Personne ne leur dit bonjour. Tout le monde marche sur les carreaux encore mouillés sans s’excuser ? Qu’en a-t-on à foutre de toute manière, ils sont là pour ça.

J’ai eu l’opportunité de visiter les locaux des Nations unies. Au début de la visite, la jeune dame supposée être notre guide s’est présentée à nous et nous a donné son prénom. Huei-Huei. A la fin de la visite, je lui ai dit « Thank you Huei-Huei ». C’est quasiment les larmes aux yeux qu’elle m’a répondu « Thank you for remembering my name. »

Ceux qui sont à notre service deviennent invisibles, pourtant nous usons et abusons d’eux à longueur de journée. Comment est-ce possible ? Au poids des problèmes personnels méprisés parce que ne devant pas exister, il y a celui de l’invisibilité. Je sais très bien que moi, en tant qu’humain, je ne l’aurais pas supporté.


La distance  que je mets entre mes employés de maison et moi n’a rien à voir avec un sentiment de supériorité. Bien au contraire. Nos vies ne doivent pas s’emmêler l’une dans l’autre. Une barrière claire doit exister entre les activités professionnelles et les activités personnelles. Je définis les horaires de travail et les tâches et je n’en demande pas plus. J’exige qu’il en soit ainsi sur mon lieu de travail, alors pourquoi ne pas agir de même lorsque je me trouve à la place de l’employeur ?

Je conclus cet article avec un dernier passage du livre Chanson douce :

« Une haine monte en elle. Une haine qui vient contrarier ses élans serviles et son optimisme enfantin. Une haine qui brouille tout. Elle est absorbée dans un rêve triste et confus. Hantée par l’impression d’avoir trop vu, trop entendu de l’intimité des autres, d’une intimité à laquelle elle n’a jamais eu droit. »

Photo : Sam


PS : peu de gens le savent, mais il est possible de surligner ou de répondre à des passages d’articles, comme c’est le cas sur Medium. Ce serait bien d’utiliser cette fonctionnalité pour que je sache quelles sont les parties du texte qui ont retenu votre attention. Et puis, il faut bien que mon argent serve à quelque chose puisque j’ai payé pour cette fonctionnalité !


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10 comments
  1. Une fois de plus te lire me fait un bien fou. Comme toi,avant que je n’ai ma fille je ne me voyais pas avoir une nounou ou une ménagère car je ne voulais pas faire entrer une inconnue dans mon intimité et surtout lui laisser avec ma fille. Malheureusement j’ai fait l’expérience car à un moment je ne pouvais pas tout gérer. Mon avis s’est plus accentué sur ce point, pas de ménagère chez moi.
    Le point que tu soulèves sur la façon dont certains employeurs les traitent est inhumain. Pas de merci que des reproches à tout va.
    Le livre de Leïla je le met sur ma liste des livres à lire.

  2. Moi j’ai grandi entourée de nounous. Elles s’occupaient du ménage, de la lessive, et un peu de la cuisine. Elles vivaient avec nous. J’ai dû en voir passer plus d’une trentaine avant mes 18 ans. Le sentiment que je garde de cette expérience, c’est la honte. Honte de me voir traînasser devant la télé pendant qu’elles font tout le job. Il y avait la peur aussi. Parce que chaque fois que nos parents avaient le dos tourné, elles nous faisaient payer: insultes, coups, on prenait cher et elles nous menaçaient pour certaines de nous faire encore plus mal si nous les dénoncions. Bref un climat très malsain, qui fait qu’aujourd’hui j’ai créé mon propre service de nettoyage de domiciles, pour changer la façon dont nous appréhendons ce service dans notre culture. C’est un vrai sujet. Merci d’en parler!

    1. La honte. Je n’avais jamais pensé à la chose sous cet angle, Dolorès. Merci d’ouvrir mon champ de réflexion, et merci surtout de t’activer à changer les choses. je souhaite en savoir davantage sur ce service mis en place. Il y a-t-il un site internet ?

  3. J’ai eu la chance d’avoir une maman qui malgré la présence d’employées de maison, exigeât que ses enfants sachent tout faire. Faut reconnaître qu’elles sont indispensables sous certaines configurations: Papa et Maman au travail toute la journée, et pendant l’année scolaire tous les enfants à l’école. Par contre les weekend tout le monde s’y colle, y compris moi le garçon qui était seul, et benjamin de trois filles. La cuisine, la lessive, le ménage, la vaisselle, les emplettes pour la semaine ou le mois. En vacances, le débat n’a même pas lieu. Et maman disait: Ne donnez l’impression à personne que vous dépendez d’elle, et accomplir vous-même les tâches ménagères vous fait réaliser que ce qu’elle accomplit en tant qu’employée ne la rend pas inférieure à vous! En définitive, chez nous les employées de maison ont toujours été des sœurs, complices . Leurs repas n’étaient point différents des nôtres, en fin d’année elles avaient droit à des cadeaux au même titre que nous les enfants. Certaines se sont montrées ingrates en volant et disparaissant, d’autres ont eu des histoires pas commodes (grossesses, etc.), mais le traitement n’a jamais changé vis à vis de celles qui prenaient leur place.
    Je pense que c’est l’attitude qu’il faut avoir. Quand on se coltine soi-même les tâches, on réalise ce que c’est que d’être employée de maison.

    1. J’aime beaucoup le cadre dans lequel tu as grandi sur ce volet-là, HDH. Quels sont les fruits cueillis aujourd’hui, quels sont les avantages que tu tires de cet environnement dans ta vie d’adulte ?

      1. Avantages: je pense que je met un point d’honneur à traiter avec respect les personnes qui sont souvent victimes d’indécences dans le cadre de leur profession: Employés de restaurants, techniciens de surface, nettoyeurs publics, chauffeurs de taxi ou transports en commun, employés de maison etc. Ce n’est pas parce que la femme de ménage va passer, que je ne peux pas faire moi même ma vaisselle, dresser mon lit ou nettoyer au jour le jour ce que je peux. A vrai dire, il m’arrive de penser que je suis trop tolérant (LOL). Mais voila, je pense que cela me rend bienveillant envers les autres quels qu’ils soient! Et cette bienveillance n’est jamais perdue, Jamais!

        1. Tu as utilisé un mot qui me touche particulièrement : bienveillance. Je suis heureuse que le résultat de l’éducation reçue soit aussi bon.

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